mercredi, avril 19, 2006

Apprendre à vivre

Je viens de terminer le bouquin de Luc Ferry "apprendre à vivre". C'est pas mal, ça se lit vite. Il se présente sous la forme d'une histoire des grandes étapes de la philosophie occidentale de façon simple, avec cette fascination pour l'enchaînement bien huilé des concepts. Il a le mérite de la clarté.
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On y trouvera plusieurs limites : un peu bizarre de parler des "grandes étapes de la philosophie" sans dire un mot de Platon ou Aristote. On commence avec la philosophie héllénistique (décidément très à la mode) en l'occurence les stoïciens, comme si l'on avait sélectionné dans l'histoire de la philo les étapes qui entérinent la thèse de départ : que la philosophie est une affaire personnelle, la voie par laquelle l'homme cherche à résoudre la question de son salut par ses propres moyens. Exit la philosophie comme action politique, engagée, sociale, etc.


On en ressort aussi avec le sentiment étrange d'une histoire en queue de poisson. Tout se passe comme si la marche des grands philosophes grecs, chrétiens, humanistes, post-modernes, devaient aboutir à cette grande confrontation contemporaine Luc Ferry / André Comte Sponville, dont on doute, sans en connaître à fond toutes les subtilités, qu'elle soit à la hauteur de la grande galerie de l'évolution. Le thème de la "pensée élargie", qui est un peu une resucée de Kant, est un projet sympa (élargir son horizon en cherchant ce qui, dans le particularisme du voisin, peut prétendre à l'universel), mais on reste un peu sur sa fin.

mercredi, avril 12, 2006

Vive le fonctionnalisme !!

Dans la lignée de Walter Gropius, quoique sous un mode différent, un petit livre intéressant sur le refus de l'ornement comme signe de la modernité.
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Adolf Loos combat l'ornement comme un indice de perversion morale. Le tatouage, l'arabesque, le décoratif : voilà ce qui signale le barbare, le primitif, le violent, le criminel. La beauté n'est pas dans l'ornement, seulement dans la forme. Il faut cultiver la ligne claire, et viser la seule fonction de l'objet, dans le design ou l'architecture. Contre l'ornement, le respect du matériau, de la forme, de la fonction.
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L'ornement n'est pas seulement associé à la criminalité, aux moeurs troubles : c'est surtout un stade dépassé de l'évolution, qu'il faut ranger aux oubliettes de l'histoire. Loos inscrit l'architecture et le design dans une évolution historique qui pousse l'humanité vers le progrès. Le rococco, la renaissance sont des styles définitivement dépassés. La modernité est l'architecture de verre et d'acier, un éloge de la ligne, transparente et sans mystère.
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Loos est un gars subtil. Il n'a pas l'intention d'enfermer l'homme, par excès inverse, dans la pure fonction et la maximisation de l'utilité, comme il l'était jadis dans la décoration ornementale. Il fustige le Bauhaus. Il reste que Loos participe à la séquence historique européenne du début du siècle facinée pour la forme et le formalisme, dans les sciences, les arts ou la politique.
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Plus de 50 ans plus tard, c'est le retour du balancier, sur un mode distinct toutefois : avec Baudrillard ou Barthes, il n'y a certes pas de "retour à l'ornement", mais les objets ne sont pas seulement des fonctions. L'explication technologique n'épuise pas leur signification, les objets forment un système de représentations, ils sont chargés de mythes, de projections. On n'a pas tout dit de l'objet lorsqu'on a dit à quoi il sert.
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Adolf Loos, Ornement et Crime, Rivages Poche.
Voir également Gaudi à Barcelone.

Ingres au Musée du Louvre

La discussion s'est engagée sur un banc de l'exposition-rétrospective Ingres qui se tient au Louvre jusqu'au 15 mai 2006.
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Camille souligne le traitement particulier du regard dans les tableaux du maître : regard effacé, vide, de certaines femmes, ravalées au rang d'objets (sexuels). Elles sont représentées de dos (baigneuse Valpençon), nous les voyons alors qu'elles n'ont pas le privilège de nous voir, ce qui les place - d'une certaine manière - en position d'infériorité - d'exposition - par rapport au spectateur/voyeur. Tout le contraire de certains portraits d'hommes, où le modèle et le peintre sont placés (pour ainsi dire) à égalité : regard vif, intelligent, de l'homme qui n'est pas seulement objet du regard, il est aussi indéniablement sujet du regard, signe d'une maîtrise active sur le monde qui l'entoure. Bien sûr, il y a des exceptions.
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Ingres justifie lui-même cette importance de la représentation du regard : "Dans une tête, la première chose à faire, c'est de faire parler les yeux". Il faut donc s'y attarder. Mon hypothèse est la suivante : le peintre a vocation à régner sur le visible, à organiser comme il l'entend ce qui va être représenté sur la toile. Il y a une prétention totalitaire à garder la maîtrise de ce qui est vu, et même si possible à épuiser la totalité du visible.
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Par exemple dans le portrait de Mme Paul Sigisbert - ce n'est pas le seul exemple - Ingres peint le protrait de face, mais il peint aussi son reflet dans le miroir. Il ramène sur le devant de la scène ce qui normalement reste caché derrière et invisible. Ambition de totalité, de représentation de toutes les faces d'un objet. On pense à Picasso, qui peint les objets à la fois de face, de coté, de dessus, de dessous, et ne laisse rien échapper du visible.
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Or il y a un élément dans le tableau qui pourrait désamorcer cette prétention du peintre à régner seul sur le visible : les yeux du modèle. Le peintre représente à l'intérieur du tableau l'organe qui est sa condition d'existence. Par son regard, le modèle conteste au peintre son monopole sur le visible, et renvoie même le spectateur au-delà du tableau, vers des choses que le peintre n'a pas représenté (l'atelier, le peintre lui-même) ou n'a pas pu représenter (la salle du musée, le spectateur). Le regard dans le tableau renvoie le tableau à son origine de création et vers sa réception. Par le regard il cesse d'être un sytème clos où le peintre règne en maître.
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Le traitement du regard chez Modigliani ne poursuit-il pas un but similaire de maîtrise sur le visible ? Celui-là peint des yeux vides, un regard aveugle, et refuse au modèle le droit de voir. Le peintre refuse à quiconque le droit de revendiquer une part de législation sur le visible. Le droit de voir est une chose qui ne se partage pas.
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Ingres, 1780 - 1867. Rétrospective Musée du Louvre, jusqu'au 15 mai 2006