Clarisse Herrenschmidt vient compléter la longue liste des travaux consacrées aux relations entre supports de langage et manières de penser. Elle relance surtoutà nouveaux frais le débat sur la distinction des mots et des choses, ouverte par Foucault à propos de la rupture du XVIè siècle, et pas encore refermée depuis.
De ce livre ambitieux, et souvent difficile dans le détail des explications, on retiendra la façon dont l'évolution des modes d'écritures est marqué par une suite de distances prises avec les "choses du monde". Le langage, d'abord mimétique du monde et comme accroché à lui, s'est progressivement détaché, pour se constituer comme système autonome ne fonctionnant plus sur le mode de la ressemblance.
Les idéogrammes stylisent les objets auxquels ils renvoient : le signe "arbre" a la forme d'un arbre. Dans d'autres écritures primitives, des lettres désignent la forme de la bouche quand elle les prononce (o). Certaines écritures syllabiques, dont la graphie se démarque des choses (impossible de déduire la signification de la forme des lettres) restent encore viscéralement nouées au locuteur chargé de les lire. En effet, omettant les voyelles, les langues comme l'arabe ne peuvent être lues que par ceux en mesure de la comprendre, et de remplacer à l'oral les données non écrites. L'écriture a besoin d'un locuteur qui la fasse vivre. Ce n'est qu'avec l'apparition de l'alphabet (grec) que la graphie reproduit fidèlement chacun des sons prononcés : c'est une langue qu'il est possible de lire ou d'anoner même si l'on y comprend rien. Avec ce changement capital, l'écriture acquiert pour ainsi dire sa "liberté" : les lettres "fonctionnent" toutes seules et quelqu'un qui ne comprendrait rien au latin ou au grec peut tout de même en lire des pages entières.
Cette autonomisation progressive de l'écriture des langues, Herrenschmidt la retrouve dans l'écriture monétaire, progressivement détachée de la valeur de son support (de la pièce en or jusqu'au billet papier) jusqu'à la séparation des cours de l'or et du dollar au début des années 70. Avec l'écriture informatique, la séparation est encore plus marquée, dans la mesure où chaque énoncé est traduit en "code machine", composé de 0 et de 1. Une pression sur la touche "a" du clavier est retranscrite dans une série de chiffres incompréhensibles à l'oeil humain, pour que l'écran affiche "a". Tout ce que je tape et ce que je lis est traduit dans une nouvelle écriture qui ne ressemble à rien du résultat final, et qui n'est compréhensible qu'à une machine. La distance prise par l'écriture vis-à-vis du monde, et vis-à-vis de l'homme est ici totale.
Mais le débat reste ouvert, concernant cette autonomisation des écritures, qui n'est pas posé comme tel dans le livre: l'écriture informatique, via Internet, nous éloigne-t-elle du monde, en nous ouvrant les portes d'un monde virtuel, ou bien au contraire nous offre-t-elle un ancrage beaucoup plus profond sur le réel, en nous offrant la possibilité de nous y préparer, de simuler nos activités, de le contrôler à distance ?
dimanche, octobre 28, 2007
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