mardi, septembre 30, 2008

Le dimanche de Bouvines, par Georges Duby

Le Dimanche de Bouvines, écrit par Georges Duby, et publié aux éditions Gallimard en 1973, est un véritable classique qu'on ne devrait plus avoir à présenter, et qu'il est même présomptueux d'oser présenter. Mais comme il est bon d'essayer de dire pourquoi certains livres sont justement des classiques, je me lance.

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Trois choses (au moins) à retenir ici.

1) D'abord, dans l'approche, il y a un côté "tour de force" : l'historien en chef de l'école des annales s'intéresse à un événement historique, et pas n'importe lequel, l'événement par excellence, présenté par des générations d'historiens comme l'acte fondateur de la monarchie française. Or l'école des anales ou la nouvelle histoire se sont construites justement sur le rejet de l'événement, de ses illusions, et préfèrent étudier les mutations de long terme, l'étude des mutations sociales, des mentalités. Il y a bien quelque chose de fascinant à voir Duby démonter Bouvines comme on démonte un réveil et chercher comme il est dit dans la préface de Pierre Nora à "planter le drapeau de la nouvelle histoire sur l'Anapurna de l'histoire bataille".

2) Ensuite, sur le fond. Après avoir exposé les faits - le dimanche 27 juillet 1214, Philippe Auguste le roi des francs remporte à Bouvines, à côté de Lille, une victoire écrasante sur les armées de l'empereur allemand Otto IV de Brunswick et ses alliés, en particulier Jean-sans-terre d'Angleterre - Georges Duby s'intéresse surtout à ce que l'événement nous dit de son époque, à la vision du monde de ceux qui en ont été ses acteurs.

On y apprend ce qu'est une "guerre" au XIIème siècle, le rôle qu'y joue l'argent (parce que la guerre joue d'abord une fonction économique, elle fait circuler des richesses, elle de s'enrichir en capturer des ennemis contre rançon ; et pas du tout d'exterminer qui que ce soit : mourir à la guerre par exemple, est quasiment impensable, c'est une invention moderne). De proche en proche, Duby éclaire à la fois le cadre mental et social de cette bataille.

L'événement entérine et cristallise des évolutions qui le dépassent largement. Les progrès des armes ont modifié la conception du courage, la condamnation de la guerre par l'église entraîne des mutations considérables. Les nobles désoeuvrés se livrent à des tournois pour s'entraîner et "garder la main". Du même coup l'éthique chevaleresque commence à se former, à acquérir son autonomie vis-à-vis de l'éthique religieuse. Dans le même temps les rangs des armées se vident de toute une série de combattants pieux qui ne veulent plus endosser le métier des armes. Et pour les remplacer, les chevaliers voient arriver une population nouvelle de mercenaires, gueux jugés indignes de faire la guerre au milieu des gens bien nés, et mus uniquement par l'appât du gain, ignorant du sens de l'honneur.

A Bouvines, deux conceptions du combat s'affrontent : celle des "anciens" promue par Philippe Auguste, et celle des "modernes". La victoire Bouvines est la victoire des anciens : elle a pour premier effet de calcifier les trois ordres de l'imaginaire féodal (noblesse, clergé, tiers état), de solidifier la relation entre la monarchie française et l'Eglise de Rome. Comme le dit Georges Duby, le triomphe de Philippe Auguste prépare déjà la place glorieuse qui sera celle de son petit fills, Louis IX, Saint Louis.

3) Enfin, sur la forme, on est frappé par la fluidité de l'écriture, le style vif, simple, clair, qui est la marque des vrais érudits.

Dans le même esprit, on pourra lire le petit livre d'Alain Corbin sur les grandes dates de l'histoire de France. Une série d'articles confronte l'image d'Epinal des grandes dates de l'histoire nationale (Marignan, La bataille de Poitiers) avec les derniers travaux des historiens spécialistes de ces périodes. Il est toujours fécond de faire ce travail de confrontation, de ce que la mémoire collective veut bien retenir de ce qui s'est réellement passé. Duby explore lui aussi la façon dont le dimanche de Bouvines a été tantôt oublié, tantôt célébré, pour des raisons diverses au fil de l'histoire (soit pour dramatiser l'opposition aux allemands, soit pour fustiger les anglais. Aujourd'hui, dans une Europe réconciliée, il n'y a peut-être plus de place pour le souvenir de Bouvines).

C'est donc une belle leçon : contrairement à la formule populaire "être dépassé par les événements", en histoire on apprend que ce sont souvent les événements qui sont dépassés par les évolutions qu'ils reflètent, par la postérité, par les intentions diverses des nations. Sans chercher à nier les événements et leur rôle, il faut être conscient que ce sont aussi des constructions, qu'il n'est jamais inutile de déconstruire. C'est à cet exercice magistral que nous convie le dimanche de Bouvines.

Voir également ici.

Le dimanche de Bouvines, de Georges Duby, dans la collection "Les journées qui ont fait la France", Editions Gallimard.

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