mercredi, novembre 15, 2006

Les bienveillantes et l'idée de fraternité

Le bouquin de Littell est un peu intimidant, déjà par le poids et le volume de ses 900 pages, encore alourdi par le nombre des gloses, la masse des commentaires et de la rumeur qui l'entourent.

Il faut pourtant lire ce livre, ne serait-ce que pour le premier chapitre, Toccata, trente pages d'une densité psychologique et littéraire inouïe. Sur la forme, c'est un enchaînement mécanique implacable, où chaque phrase annonce la suivante, étroitement liée à celle qui précède, avec ce goût de l'inéluctabilité qui sied aux tragédies. Sur le fond, l'auteur y pose également, dans une gigantesque captatio benevolentiae, les multiples ramifications d'une position psychologique insoutenable et consciente d'elle-même, qui désamorce par avance les critiques, prévient les sentiments de rejet (envers ceux qui ne voudraient pas lire, ne voudraient pas se reconnaître, ne voudraient pas comprendre, ou croiraient pouvoir le faire) et justifie la posture délicate du nazi retraité écrivant froidement sur son passé. Fascinante et glaciale, dans ces premières pages, la séduction du mal joue à fond.

Plus le livre avance, plus Littell enrichit sa grande fresque du délabrement, de la décomposition culturelle, morale, civilisationnelle. Il n'y a rien de vraiment stable dans cet univers, ni haut ni bas, pas de nord ou de sud, a fortiori pas de bien ou de mal. Un beau jour, on peut tuer son ami d'un coup de pistolet sans motif apparent, au détour d'une conversation, torturer au hasard un gamin pris dans la rue. Des hauts gradés s'entre-décorent de la croix de fer dans un bunker humide dans Berlin bombardé. Partout règne l'arbitraire, d'autant plus dangereux qu'il n'est pas systématique. Le roman orchestre tranquillement, chirurgicalement, la fin de toute valeur, de tout repère. La scène finale, grand bazar où le personnage central ère seul au milieu des animaux du zoo de berlin en ruine, avec girafes, chimpanzees, et char d'assaut, est tout un programme. Il faut arriver jusqu'à ce point point pour voir toute la force de la vision littellienne du bruit et de la fureur.

Il y a surtout le probème posé par cette fraternité obligatoire dont le narrateur nous affuble dès le départ ("frères humains, laissez moi vous raconter..."), fraternité qu'il n'a pas jugé bon d'accorder aux juifs exterminés. Certaines voix se sont élevées pour admettre un peu facilement cette fraternité grâce à laquelle Max Aue serait "mon semblable, mon frère", homme parmi les hommes, au milieu d'une tourmente où "n'importe qui" aurait pu "faire pareil". Je ne sais pas, pour ma part, si j'aurais fait pareil. Mais ce que l'on peut dire, néanmoins, c'est que Max Aue n'est pas mon semblable. C'est un psychotique, un dérangé mental, dont le cerveau malade est traversé de pensées obscènes, gangréné par le souvenir de relation incestueuse, de la haine des femmes, de visions de meurtres, d'actes ignobles. L'auteur a brossé un portrait multiforme de son personnage, d'abord en mondain démoniaque, puis en médiocre, en faible, puis en fou dangereux. Sa culture classique et le calme de ses manières d'affable dandy n'y changent rien : il ne suffit pas de cela pour postuler à l'humanitas. Que ce type soit mon frère, je peux le concevoir, bien que cela me révulse, mais je ne l'admet pas d'emblée comme une chose évidente. Il faut conserver intacte le côté problématique de cette fraternité impossible, au lieu de l'escamoter comme ont le fait dans les prés de Saint Germain en affichant complaisamment, avec le sourire des "esprits forts" que "Aue, c'est moi". Je regrette, mais là aussi, il faut quand même savoir dire non et saisir dans le personnage "cette région cruciale de l'âme où le mal absolu s'oppose à la fraternité" (Malraux, cité par Semprun).

Il y a enfin, dans ce livre, certaines pages dont on ne se remet pas aussitôt, sur la langue nazie, sur la "science juive", sur la "synthèse" nazie du socialisme et du nationalisme, des pages qui font froid dans le dos sur l'extermination de la "vermine" dans les plaines enneigées d'Ukraine, sur la folie qui gagne progressivement les soldats des einzatsgruppen, sur les argumentaires serrés de la politique nazie par des sofficiers SS, des images fortes de conversations édifiantes dans des bureaux lambrissés, près des lignes de chemin de fer, avec l'odeur des camps. Tout cela emporte largement, selon moi, les critiques sur la crédibilité du personnage, la véracité de certains détails, la possibilité de fiction au sujet de la shoah. Toutes ces critiques, je les considère sans portée véritable. Mais à chacun de dire ce qu'il en pense. Jonathan Littell, Les bienveillantes, Gallimard.