vendredi, décembre 21, 2007

Le Storytelling, Christian Salmon


Deux choses à dire sur le bouquin de Christian Salmon. La première, c'est qu'il est très fortement imprégné d'une tonalité contestataire, à l'encontre (en vrac) du capitalisme mondialisé, de Sarkozy, de Bush, du pentagone et des grandes marques de lessive ou de yaourt. Cette intention polémique peut entraîner certains excès (le tableau du storytelling comme entreprise de propagande et de formatage n'est pas très nouveau, et paraît bien noir et pessimiste quant aux capacités de résistance des individus). On se dit "revoilà la rengaine de la manipulation, de la propagande en démocratie, on vous manipule, on vous ment, etc". Le plus gênant serait que cette verve dénonciatrice occulte le fond du propos, qui revêt un intérêt réel pour comprendre certains aspects de la communication contemporaine.

C'est le deuxième point : ce livre explique dans un langage clair, avec de nombreux exemples, tirés du marketing à la politique, en passant par le management d'entreprise, le succès du storytelling comme un nouveau genre de discours.

Qu'est-ce que le storytelling ? C'est l'art de raconter des histoires, des récits. C'est surtout un mode de discours qui se développe comme un remède miracle pour convaincre, galvaniser, communiquer, gérer, entreprendre dans le domaine des relations humaines. Vous voulez vendre un produit ? Il faut raconter l'histoire de ses créateurs, d'un personnage, d'un terroir (cf le slogan de l'Occitane, "une histoire vraie"). Vous voulez vous faire élire ? Il faut une bonne histoire, la lutte du bien contre le mal, ou le parcours épique de Monsieur Roger M. Brive la Gaillarde, qui a décidé de se lever tôt le matin et qui est un homme remarquable.

Ainsi, dans l'histoire de la communication des marques, l'accent d'abord mis sur le produit (mon produit est le meilleur, le plus performant), puis sur le logo (cf l'analyse de Naomi Klein dans No Logo, sur les efforts déployés par les marques pour faire connaître leurs styles, leurs vision du monde), se déplace vers l'histoire à raconter, avec des personnages, une quête, des adversaires.

L'essor du storytelling, remonte au milieu des anées 1990, avec ce qu'on a baptisé outre-atlantique de "narrative turn" (tournant narratif - pour une critique de ce calendrier, qui n'est pas le plus important, voir ici). Depuis cette époque, Christian Salmon souligne la vitesse avec laquelle les "experts en récits" et tout particulièrement les scénaristes de Hollywood trouvent à se reconvertir dans les domaine du marketing, de la défense nationale, de la politique (de la mise au point de logiciels de simulation crédibles pour le pentagone jusqu'à la confection d'histoires intéressantes pour le président des USA). Le bouquin permet de prendre la mesure des enjeux à l'oeuvre dans le rapprochement des industries de la publicité et du divertissement (Madison & Vine, Scott Donaton) ou le nouvel âge de la communication publicitaire.

Et j'en reviens à mon premier point. Car il est clair qu'au delà de l'objectif et du style polémique de l'ensemble (cela donne aussi au livre un caractère nerveux et enlevé qu'il n'aurait pas sinon) c'est un bouquin qui donne à réfléchir et dont la lecture est recommandée. Elle en suscitera d'autres.

Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et formater les esprits, Christian Salmon, La découverte, 17 euros.

mardi, décembre 11, 2007

Le culte du banal, François Jost


Professeur à la Sorbonne nouvelle, spécialiste de la télévision, François Jost examine la place de la banalité dans l'art, tout au long du XXè siècle.


Le travail de François Jost prolonge celui déjà célèbre d'Arthur Danto sur la Transfiguration du banal, et peut être lu en regard du Culte de l'amateur, d'Andrew Keen. Visiblement porté par les évolutions du web 2.0 ou la télé-réalité, et l'émergence d'une population d'anonymes ou d'objets quotidiens sur le devant de la scène médiatique et artistique, le sujet inspire.

C'est la fontaine de Duchamp qui marque l'entrée fracassante du banal dans l'art. L'artiste est celui qui "transfigure le banal", qui désigne un objet quotidien ready-made et par cette seule volonté l'érige au rang d'oeuvre, et le soustrait à son usage habituel. L'art n'est pas une affaire de travail, de talent, de beauté, il est avant tout affaire d'intention de l'artiste. Or, depuis ce geste fondateur, on est progressivement passé de la transfiguration à la banalisation du banal. Les passages sur Warhol sont parmi les plus suggestifs : avec lui la frontière entre l'art et les médias s'émousse, la volonté de transfigurer banal disparaît. Le banal n'a plus eu besoin d'être extrait de son cadre quotidien, il vaut de plus en plus pour lui-même. N'importe qui peut revendiquer son quart d'heure de visibilité publique. On cherche à montrer le banal dans ce qu'il a justement de banal, d'inintéressant, ou de vulgaire, jusqu'à Loft Story. A moins que les émissions quotidiennes, en extrayant dans le flux continuel des phrases vouées à devenir cultes, ne reproduisent sous une autre forme le geste inaugural de Duchamp. Au fil de ce parcours, et une fois le banal totalement banalisé, surgit par contrepoids l'envie de nouveau, d'originalité, le souhait de voir réapparaître d'authentiques experts, de véritables artistes.

L'ouvrage a le mérite de passer en revue, à la manière des bons manuels universitaires, l'ensemble des auteurs et des courants qui ont fait un sort au banal. Michel de Certeau et sa dénonciation des théories sociologiques généralisantes, négligeant le quotidien, et passant du même coup à côté du réel ; Georges Pérec et la difficulté de réellement cerner le banal : n'est-on pas toujours tenté de ne retenir, dans le banal, que ce qui est le plus remarquable, extraordinaire... et de moins banal ? Bruckner, Finkielkraut... tous ont participé, chacun à leur manière, à la revalorisation du banal et de l'ordinaire en esthétique, en sociologie, en histoire, jusqu'à la politique, dans un mouvement symétrique de celui qui, en art, revalorise les détritus et les épluchures, les déchets. Au terme d'une évolution de près d'un siècle, les conditions étaient réunies pour l'apparition de la télé-réalité, de la télé-poubelle.

François Jost se cantonne à la question de l'art, mais on sait que les philosophes allemands du début du XXème siècle comme Walter Benjamin ou Georg Simmel se sont eux aussi fait connaître en étudiants les objets "banals", les feuilletons, les vitrines, les galeries marchandes, le cinéma ou le grand huit pour y déceler les fondements de la culture moderne. Preuve que le banal, dans sa banalité même a quelque chose d'exemplaire parce que partagé (le four banal était autrefois le four mis en commun dans une commune).

François Jost reste sévère dans sa vision de la télé-réalité comme simple "banalisation" du banal et surtout par sa focalisation sur la dimension visuelle du banal. Dans les concepts de Tv réalité depuis le Loft, il ne s'agit plus seulement de "montrer" le banal. Au contraire, il peut s'agir d'explorer les conséquences du passage brutal de l'anonymat à la gloriole (ce que Jost n'ignore pas), d'observer les progrès accomplis dans un domaine particulier (musical par exemple), ou de confronter le jugement du public au jugement des experts (dans La Nouvelle Star par exemple, ou la dernière édition de la Star Academy). Cette confrontation du jugement de goût et du jugement selon des règles au sein d'une communauté esthétique est un thème majeur de la critique d'art, abordé par Kant. Elle aurait donc eu toute sa place dans un livre sur l'art et le banal. Elle aurait pu compléter le travail effectué, car Jost semble se concentrer largement sur l'aspect visuel du banal et la "voracité de l'oeil" qui n'en est qu'une dimension.

François Jost, le culte du banal, de Duchamp à la télé-réalité, CNRS editions.