dimanche, octobre 28, 2007

Les trois écritures

Clarisse Herrenschmidt vient compléter la longue liste des travaux consacrées aux relations entre supports de langage et manières de penser. Elle relance surtoutà nouveaux frais le débat sur la distinction des mots et des choses, ouverte par Foucault à propos de la rupture du XVIè siècle, et pas encore refermée depuis.

De ce livre ambitieux, et souvent difficile dans le détail des explications, on retiendra la façon dont l'évolution des modes d'écritures est marqué par une suite de distances prises avec les "choses du monde". Le langage, d'abord mimétique du monde et comme accroché à lui, s'est progressivement détaché, pour se constituer comme système autonome ne fonctionnant plus sur le mode de la ressemblance.

Les idéogrammes stylisent les objets auxquels ils renvoient : le signe "arbre" a la forme d'un arbre. Dans d'autres écritures primitives, des lettres désignent la forme de la bouche quand elle les prononce (o). Certaines écritures syllabiques, dont la graphie se démarque des choses (impossible de déduire la signification de la forme des lettres) restent encore viscéralement nouées au locuteur chargé de les lire. En effet, omettant les voyelles, les langues comme l'arabe ne peuvent être lues que par ceux en mesure de la comprendre, et de remplacer à l'oral les données non écrites. L'écriture a besoin d'un locuteur qui la fasse vivre. Ce n'est qu'avec l'apparition de l'alphabet (grec) que la graphie reproduit fidèlement chacun des sons prononcés : c'est une langue qu'il est possible de lire ou d'anoner même si l'on y comprend rien. Avec ce changement capital, l'écriture acquiert pour ainsi dire sa "liberté" : les lettres "fonctionnent" toutes seules et quelqu'un qui ne comprendrait rien au latin ou au grec peut tout de même en lire des pages entières.

Cette autonomisation progressive de l'écriture des langues, Herrenschmidt la retrouve dans l'écriture monétaire, progressivement détachée de la valeur de son support (de la pièce en or jusqu'au billet papier) jusqu'à la séparation des cours de l'or et du dollar au début des années 70. Avec l'écriture informatique, la séparation est encore plus marquée, dans la mesure où chaque énoncé est traduit en "code machine", composé de 0 et de 1. Une pression sur la touche "a" du clavier est retranscrite dans une série de chiffres incompréhensibles à l'oeil humain, pour que l'écran affiche "a". Tout ce que je tape et ce que je lis est traduit dans une nouvelle écriture qui ne ressemble à rien du résultat final, et qui n'est compréhensible qu'à une machine. La distance prise par l'écriture vis-à-vis du monde, et vis-à-vis de l'homme est ici totale.

Mais le débat reste ouvert, concernant cette autonomisation des écritures, qui n'est pas posé comme tel dans le livre: l'écriture informatique, via Internet, nous éloigne-t-elle du monde, en nous ouvrant les portes d'un monde virtuel, ou bien au contraire nous offre-t-elle un ancrage beaucoup plus profond sur le réel, en nous offrant la possibilité de nous y préparer, de simuler nos activités, de le contrôler à distance ?

vendredi, octobre 12, 2007

L'anti-Oedipe, Gilles Deleuze

Pour être tout à fait fait franc, je n'ai pas compris grand chose de ce grand (et gros) livre de Gilles Deleuze. Et dire qu'il y a un deuxième tome !! L'anti-Oedipe est un livre écrit dans cette langue si particulière de la fin des années 1970, jargonnante, élliptique, engagée, d'où perce néanmoins par intervalles une vive lumière.

En gros, il est ici reproché à la psychanalyse de maltraiter la question du désir, de le ramener aux limites étriquées du champ familial oedipien. Deleuze et Guattari enragent contre cette vision étriquée du désir qui ramènent systématiquement l'inconscient dans les rets du "papa-maman": au plus profond, en fait, c'est ta mère que tu désires. deleuze et Guattari veulet ouvrir plus grand les portes du désir, et lui révéler sa dimension sociale, politique, cosmique. Désirer, ce n'est pas être attiré par un objet qui nous manquerait, c'est au contraire produire ou construire un ensemble, désirer c'est désirer dans un champ, un réseau. Le désir dessine des flux qui vont bien au-delà les limites étroites de la famille et du papa-maman auquel la psychanalyse voudrait le réduire. Cette thèse, dont la fécondité va bien au delà de la philosophie, jusqu'au marketing (dans le prolongement des thèses girardiennes de MC Sicard), émerge au milieu d'autres concepts pour lesquels tout éclairage sera hautement apprécié et bienvenu, comme les machines désirantes, les corps sans organes, la shizo-analyse, les flux et les coupures, etc...

Pour faciliter l'accès au livre dont on recommande ardemment la lecture, Foucault a écrit une très belle préface que l'on peut trouver ici. Et surtout, l'abécédaire de Deleuze (à D comme désir) résume en quelques phrases l'essentiel de la thèse, ce qui est finalement le principal. Des nouvelles au prochain numéro, avec Mille Plateau. Car c'est la force de certains auteurs, de nous laisser entrevoir tout ce qu'ils ont à nous dire, sans nous le donner jamais ni d'un seul bloc, ni du premier coup.

lundi, octobre 01, 2007

Arcimboldo au Luxembourg

Quoi de plus réjouissant qu'un tableau d'Arcimboldo, à fortiori une exposition entièrement consacrée ? Dans Arcimboldo, il y a "archi" et ça rime avec rigolo. C'est un bon début.

Passé le premier mouvement, dépassé le regard amusé devant ce qui paraît d'abord de joyeuses trouvailles visuelles, le visiteur trouvera dans ces tableaux la mise en image d'une problématique plus grave : l'unité et la diversité, l'ordre du monde. Peut-on et comment mettre de l'ordre dans un monde où tout change, comment s'assurer que des éléments aussi disparates que des vies humaines (dans la société) et les objets de la nature "font corps", tiennent ensemble et s'agencent harmonieusement.

Les oeuvres d'Arcimboldo sont chargées de ce questionnement. Elles suggèrent la possibilité d'une issue positive, mais qui ne va pas de soi. Ici, les assemblages les plus forts visuellement sont aussi les plus précaires. Quelques oiseaux justes posés, des poissons grouillants, indisciplinés, des fruits amoncelés, en déséquilibre, forment dans l'oeil de qui les regarde, pour l'espace d'un instant, un visage, des yeux, une bouche. On se dit que la peinture est la photographie instantanée d'un agencement provisoire et merveilleux, qui ne dure qu'à la faveur d'une sorte de miracle, et qui devra bien retourner au chaos d'où il vient. Les allégories des éléments et des saisons sont des symboles de l'artiste lui-même, parvenu à joindre ensemble des éléments disparates pour en faire naître la beauté (voir, entre mille références, Georg Simmel, dans les premières lignes de Rome, Florence, Venise). Il en est bien de la poésie comme de la peinture, l'une te plaira de loin, l'autre de près. Il faut savoir ici s'éloigner et trouver la bonne place du spectateur pour saisir l'unité qui est d'abord question de point de vue.

Du coup, c'est bien au-delà même de l'art, une réflexion d'ordre scientifique sur l'harmonie du monde, sa consistence, ses règles, et la place qui nous revient d'y occuper (réfléxion humaniste de la Renaissance). Placardé aux murs des chambres des merveilles des princes Maximilien ou Rodolphe, Arcimboldo tend le miroir du souci taxinomique, reflète l'inquiétude à l'oeuvre dans les grandes entreprises de classement, la mélancolie devant des organisations à la fois nécessaires et incertaines : en dépit de toutes les encyclopédies du savoir où chaque connaissance aurait sa place assignée, il y a des objets-limites, des objets monstrueux qui résistent, ne se laissent pas mettre en case, à la frontière du végétal, de l'animal, du minéral. La nature n'est pas telle qu'on peut la classer dans un cabinet de prince, elle est un flux qui ne se laisse pas si facilement appréhender.

Toujours il faut renverser, rapprocher, s'éloigner : tout est question de point de vue et d'émergence des formes dans le mouvement. Dans ce bouillonement perpétuel, ce quasichaos dont l'Europe maniériste fête et redoute à la fois l'énergie, Arcimboldo l'ingénieux mérite amplement son titre de Vinci des Habsbourg. Il mérite sans doute aussi celui de précurseur des modernes, même si le terme est galvaudé : les surréalistes s'y sont reconnus, de mon côté j'y vois l'annonce des formes nées sur les toiles de Francis Bacon, surtout dans le tableau "Le Juriste". La déformation des corps est là (il paraît que le modèle était en outre d'une laideur extrême) mais on pourra trouver le rapprochement hasardeux. Je l'accepte.

Peut-être aussi une des caractéristiques du peintre : entre l'oeil amusé et la réflexion cultivée, y a-t-il un espace pour l'émotion spéciquement esthétique ? Je pose la question. En attendant, on se réjouit de voir pour la première fois exposé le splendide tableau "4 saisons en une tête" (New York, Collection particulière, voir Musée du Luxembourg). En revanche, pour un musée du niveau du Sénat, on s'étonnera de la maigreur de l'appareil critique disponible sur les cartels, et de la quasi absence sur les tables de livres comme celui in-dis-pen-sable de Patricia Falguières sur la Chambre des merveilles (qu'est-ce qu'ils foutent chez Bayard ??) Surtout à 11 euros l'entrée (+ 4,5 euros l'audioguide). En dehors de quelques entretiens et textes qui attestent de la réelle investigation de l'oeuvre (notamment politique), les "insights" clairs comme en dit en Marketing, ne sont pas légion, comme si l'organisation avait pensé que des nombreuses qualités d'Arcimboldo, le rigolo suffirait. On est assez loin du compte.