lundi, novembre 24, 2008

La ville moderne : l'apport des philosophes allemands du débuts du XXème siècle


Une belle introduction au problème de la ville comme symbole de la modernité, à partir des exemples de Paris et Berlin au début du XXème siècle.


Pour tous ceux que le thème de la ville et de la vie urbaine intéresse, les deux livres dirigés par Philippe Simay publiés récemment aux Éditions de L'éclat, s'imposent comme un passage obligé.

Ces livres sont une introduction au gigantesque travail accompli par les philosophes et sociologues juifs allemands Georg Simmel, Walter Benjamin, Siegfried Kracauer pour appréhender et comprendre ce que le mode de vie urbain modifie de l'expérience humaine, comment la ville modifie "l'appareil sensitif" de l'être humain.

Ébahis devant l'expansion fulgurante d'une ville comme Berlin au début du XXème siècle, et fascinés par la constitution des premières métropoles, ils mettent au point un vocabulaire susceptible de décrire le mieux l'expérience de la ville moderne, comme expérience du choc (stimulation sensorielle des néons, des tramways, du cinéma et de la foule) comme dislocation de l'expérience (erfahrung) au profit du seul vécu (erlebnis), avec tous les mécanismes d'auto-défense de la part des citadins (blasement, retenue, intellectualisation, le divertissement comme moyen d'échapper aux l'excitation continuelle, etc). Pour se ressourcer d'une modernité urbaine aliénante, abrutissante et choquante, Simmel se ressource dans les villes du sud : Florence, Venise, Rome.

Si "Le choc des métropoles", outre une excellente introduction, rassemble des articles assez inégaux, en revanche les "Capitales de la modernité" sont un régal, avec en particulier un très bel article sur le thème du flâneur chez Benjamin. Le comportement du flâneur, ostensiblement détaché des valeurs utilitaires et mercantiles de la bourgeoisie des villes, devient l'emblème d'une contestation tranquille à l'essor de la modernité capitaliste, en même temps qu'un modèle d'écriture. A lire également : le descriptif de l'aménagement intérieur bourgeois de la fin du XIXème siècle, extrêmement chargé, décoré, où le moindre bibelot est saturé par les traces d'une histoire complète, à l'opposé des appartements lumineux, vitrés, fonctionnels de la capitale allemande. Ou bien la question des barricades à Paris au XIXème siècle, comme moyen de retourner contre les classes dominantes les symboles de leur domestication de la ville.

Ces livres donneront à n'en pas douter l'envie d'explorer la constellation des écrits de Simmel, Benjamin et Kracauer et d'approfondir leurs convergences et divergences sur une question cruciale de la modernité, alors que la moitié de la population du globe est récemment devenue citadine. Tous ont préféré la forme de l'essai, du fragment, à l'illusion de la monographie pompeuse et totalisante. Tous ont voulu s'attarder sur les menus objets de la vie courante, jugeant que c'est dans les petites choses que se logent les concepts les plus significatifs et les plus éclairants d'une culture : les vitrines, le grand huit, la mode, les galeries marchandes. Le roman Policier de Siegfried Kracauer, décrit comme le genre emblématique de la ville comme espace désenchanté, en est un bel exemple.

Le Choc des Métropoles, Philippe Simay et Stéphane Füzessery (dir), Éd. de l’Éclat, 2008
Capitales de la modernité, Philippe Simay (dir) Editions de l'Eclat, 2007
Les grandes Villes et la vie de l'esprit, Georg Simmel, L'Herne, 2008
Florence, Venise, Rome, Georg Simmel, Editions Allia
La parure et autres essais (avec un très beau texte sur l'esthétique des ruines, dans le prolongement de ce qui a déjà été dit ici) Georg Simmel, Maison des sciences de l'homme.

mercredi, novembre 19, 2008

Jacques Villeglé au Centre Beaubourg / Pompidou


Petite poésie de la communication urbaine : l'exemple de l'affiche, par Jacques Villeglé.


L'art de Jacques Villeglé est un art singulier. Flâneur de la ville moderne, l'artiste regarde et sélectionne sur les murs les affiches lacérées, oubliées, abîmées par les intempérées, déchirées par les passants, recouvertes par d'autres, etc. L'affiche lacérée, c'est l'inverse du collage sur toile : ici on retiré des couches successives d'un millefeuille au lieu d'en rajouter.

Il n'est pas question pour l'artiste de fabriquer ou de modeler, mais de détecter des objets (sur l'idée du coeur de métier propre à chaque artiste, voir ici chez César). Bien qu'il ne s'agisse pas de ready made à proprement parler, c'est tout de même une démarche assez proche de celle de la transfiguration du banal, qui consiste à attirer l'attention sur des choses quotidiennes pour les élever au niveau de l'oeuvre d'art (sur un sujet proche, voir ici).

L'affichisme - phénomène artistique essentiellement français - opère égalemet une série de déplacements des catégories esthétiques. D'abord, il n'y a plus un auteur unique, mais des dizaines d'auteurs anonymes, intervenus à titre divers et à différents moments sur l'affiche pour en arracher des morceaux, la couvrir de graffitis, en coller d'autres par dessus, etc. L'affiche finale exposée est le résultat de ces interventions successives. Ensuite, loin d'être un art de l'espace, l'affiche est bel et bien un art du temps un peu spécial, c'est-à-dire qu'elle porte en elle-même toute son histoire, et à travers tout un condensé d'histoires de portion urbaine (sur ce sujet également, voir ici, ici et surtout ici, magnifique commentaire d'un tableau de Poussin). Enfin, dans la mesure où l'auteur reste en retrait, il s'agit d'une sorte de "non action painting", où l'artiste est quasi inactif.

Surtout, Villeglé opère sur la communication ce que d'autres ont accompli avec la représentation. Le palimpseste de l'affiche lacéré désamorce la fonction initiale de l'affiche comme instrument d'information ou de message. Le sens se brouille, se pervertit et finalement disparaît tandis que sa valeur plastique intrinsèque augmente : l'oeil perçoit des formes, des couleurs qu'ils ne percevait pas quand elles ne servaient que de véhicule du sens. Ici les messages politiques ou comemrciaux perdent leur signification surtout lorsqu'ils sont vus et lus en dehors de leur contexte historique et spatial, à trente ou quarante ans de distance sur le mur dépouillé d'un musée.

Il s'agit donc de bien autre chose pour Villeglé que de s'émerveiller béatement devant la comédie de la ville. C'est une façon d'interroger la notion de communication et en particulier la communication in abstentia, par les moyens de l'écrit et de l'imprimé. De même que les peintres abstraits considéraient l'objet représenté comme un obstacle à la vraie compréhension de la peinture comme agencement de lignes et de couleurs sur un plan, de même chez Villeglé considère le sens communiqué comme un obstacle à la perception de l'affiche dans sa plasticité.










Villeglé travaille également sur les caractères typographiques, à la suite du lettrisme. Il repère des graffitis où les lettres ont été déformées ou stylisées de telle sorte qu'elles portent déjà en elles tout un discours militant (communiste, nazi, féministe, anarchiste, religieux, etc). Le discours le plus sophistiqué est ainsi condensé à l'échelle de l'atome alphabétique. Villeglé observe ces phénomènes de condensation, de dilation ou contraction du langage hors de son usage quotidien.

Dans l'usage quotidien de la langue, nous ne nous arrêtons pas sur chaque mot que nous employons, sans quoi nous ne dirions jamais rien. Le langage courant est neutre par définition, purement utilitaire, sauf quand il se signale par un accent régional particulier, ou par dyslexie. Mais il y a un art qui nous force justement à prêter attention à la valeur plastique et sonore des mots. Cet art c'est la poésie. Jacques Villeglé ne fait pas autre chose que de la poésie avec des tracts et des affiches. Et comme la vie de la cité use et abuse de la valeur fonctionnelle et utilitaire des objets qu'elle abrite, Villeglé leur rend la valeur matérielle qu'ils ont aussi.

Jacques villeglé, La comédie urbaine, 17 septembre 2008 – 5 janvier 2009, Centre Pompidou, Galerie 2, niveau 6

Voir le parcours de l'exposition, très riche, avec des vidéos et commentaires, sur le site du Centre Pompidou.

Illustrations Jacques Villeglé

Rue Desprez et Vercingétorix – « La Femme », 12 mars 1966
Affiches lacérées marouflées sur toile, 251 x 224 cm
Musée Ludwig, Cologne, Allemagne


Rue du Grenier Saint-Lazare, mardi 18 février 1975
Affiches lacérées marouflées sur toile, 89 x 116 cm
Collection Fonds régional d’art contemporain Bretagne


L’Alphabet de la guérilla, octobre 1983
Peinture à la bombe sur toile synthétique, 126 x 166 cm
Fonds national d’art contemporain,
Ministère de la culture et de la communication, Paris


La mémoire insoluble, juin 1998-2008 (détail)
Série de 237 ardoises d’écolier
Correcteur blanc sur ardoise, bois
Collection particulière

mardi, octobre 28, 2008

Louis Vuitton et les métamorphoses de la Corée


A l'espace culturel Louis Vuitton, les artistes coréens contemporains questionnent la permanence des formes.


Le thème de la métamorphose est un thème privilégié des arts plastiques, 10 fois, 100 fois traité en peinture (voir sur un sujet proche, les grotesques), et surtout au cinéma (qui lui rend son aspect dynamique, par exemple dans La mouche de Cronenberg : la métamorphose est un processus, le monstrueux un état). Cette fascination pour la métamorphose en art est naturelle : c'est évidemment l'occasion rêvée de se pencher sur la question des formes et des matières, leur consistance et leurs mutations.

Métamorphose et règnes de la nature

Attention toutefois : la métamorphose n'est pas une simple transformation. La métamorphose, chez Ovide, chez Kafka, dans l'âne d'or d'Apulée, c'est d'abord une façon d'interroger l'organisation de la nature, les frontières entre les grandes catégories de formes, et ce qui se produit quand on les mélange. Les frontières entre les règnes animal, végétal, minéral, deviennent instables, des dieux à figure humaine se changent en animaux, en fleurs, en rochers ; pour draguer Zeus prend la forme d'un taureau, d'une pluie d'or, d'un cygne. Dans la métamorphose, il n'est donc pas seulement question de "changer de forme", mais de questionner et d'éclairer les frontières entre les ordres, d'isoler des objets-limites, inter-règnes, des incongruités taxinomiques, d'opérer des allers et retours entre les catégories figées de l'existence. L'exposition récente Arcimboldo au Luxembourg avait déjà permis d'aborder ces collusions formelles.

C'est de ce type de va-et-vient entre les différentes registres de la réalité qu'il est question ici. En juxtaposant des images d'un même endroit mais issues de sources et d'époques variées, Yong Seok Oh crée des effets de télescopage saisissants. Sur la surface d'un écran, un paysage de campagne est reconstitué à partir d'une mosaïque de photos prises à cet endroit à des dizaines d'années d'écart : des jeunes gens debout sur l'herbe en 1960 tiennent une ombrelle et pourraient presque se retourner pour discuter avec d'autres assis pas très loin mais beaucoup plus tard. Ce dispositif en millefeuilles (photo ci-contre) fait directement écho à l'esthétique de la page web, constituée de dizaines de modules indépendants et montre ce que peut l'art numérique. Cette esthétique à la Minority Report poursuit le travail de remise en cause de la distinction classique entre les arts du temps et les arts de l'espace depuis Lessing : à la faveur d'une méta-métamorphose, les arts aussi s'interpénètrent. De même Hyunkoo Lee, avec sa mini galerie d'histoire naturelle des squelettes d'animaux de dessins animés (Dingo, Bugs Bunny) joue des interférences entre les ordres de la fiction et du réel, la science des fossiles et la BD.

La collusion plutôt que l'introspection

L'oeuvre qui ouvre l'exposition est paradoxalement le clou de la visite. Sans doute parce qu'elle s'impose par une véritable présence esthétique, tandis que les autres sont davantage tournées vers l'aspect conceptuel de la métamorphose (qui culmine avec The art of transforming de Beo Kim). Avec ses Translated vases, l'artiste Sookyung Yee récupère des morceaux cassés de vases de porcelaine et les ré-agence pour créer des formes quasi organiques, aux allures de bulles de savons, d'amas de globules ou de cellules. Certains groupes évoquent ces algues des mers du sud dont on ne saurait dire si ce sont des plantes à tiges ou des animaux à trompe. La métamorphose est une opération qui met bien en péril les agencements trop bien normés.













Voir également le bouquin fascinant de Peter S. Stevens, Les formes dans la nature, Seuil

Si la métamorphose est bien une réflexion sur l'identité, comme il est dit quelque part sur les cartels et dans la brochure, elle ne passe pas par l'introspection dans une quelconque "profondeur" de l'âme ou du corps (les squelettes de Bugs Bunny de Hyun koo Lee sont aussi une façon ironique de dénoncer par l'absurde l'illusion de l'intériorité : il n'y a rien sous la peau des personnages animés). C'est au contraire de l'extérieur, par la confrontation directe avec les formes voisines que l'on éclaire mieux les composantes de la sienne propre.

Il était naturel qu'un pays comme la Corée, divisé par une frontière intérieure qui le coupe en deux, mène ce type de réflexion avec une acuité et une sensibilité particulières.

Espace culturel Louis Vuitton, 60 rue de Bassano / 101 avenue des champs Elysées (demandez à prendre l'ascenseur sensoriel, et suggérez à l'hôtesse de faire silence). La vue sur les champs depuis la terrasse panoramique est un must.

lundi, octobre 27, 2008

Van Dyck portraitiste


Quelques-uns des plus beaux portraits de l'élève chéri de Rubens. L'occasion de se réconcilier avec le maître.














Le musée Jacquemart-André consacre jusqu'au 25 janvier 2009 une magnifique exposition aux portraits de Antoon Van Dyck (1599 - 1641), première à être entièrement consacrée à l'artiste en France.

Le visiteur pourra y admirer toute la subtilité de son art dans un exercice très spécial comme le portrait. Ce n'est pas tous les jours que l'on offre au public un panorama de 40 toiles d'une telle cohérence thématique. Le visiteur pourra aussi et surtout constater l'évolution de l'artiste sur plus de 20 ans, ce qui là non plus n'est pas commun.

Le Richard Avedon du XVIè siècle

Enfant prodige, peintre de génie, Van Dyck dynamite rapidement les poncifs de la tradition anversoise du portrait bourgeois. Préférant souligner l'intimité affective plutôt que la hiérarchie matrimoniale (Portrait de famille - Musée de l'hermitage), mettant l'accent sur la grandeur des poses, la supéririoité naturelle d'un regard ou d'un geste plutôt que sur le statut social d'une position (portrait d'homme, 1620-1621 - Musée Calouste Gulbenkian, Lisbonne), Van Dyck tourne le dos à l’austérité et l’impassibilité du confort petit bourgeois. En insistant sur l'intensité psychologique de ses personnages, le portrait de l'âme avant celui d'un décorum, Antoon van Dyck réalise peut-être en peinture ce qu'un artiste comme Richard Avedon réalisera dans la photographie de mode au XXème siècle.

S'il vivifie le portrait des puissants, Van Dyck élève aussi par un mouvement symétrique ses compagnons roturiers à la dignité des princes, en montrant que la noblesse est d'abord affaire de coeur, de volonté, de caractère, et non d'une accumulation de médailles et de richesses. Au coeur de cette conception de la noblesse, la notion de sprezzatura, cette désinvolture, ennemie de l'affectation, définie par Castiglione dans le livre du Courtisan comme la vertu aristocratique par excellence, et où l'art suprême consiste justement à se faire oublier jusqu'à sembler naturel.

"(…) pour toutes les choses humaines que l’on fait ou que l’on dit, il faut fuir autant qu’il est possible comme un écueil très acéré et dangereux, l’affectation, et, pour employer peut-être un mot nouveau, faire preuve en toute chose d’une certaine Sprezzatura, qui cache l’art et qui montre que ce que l’on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser. C’est de là, je crois que dérive surtout la grâce (…).”


Il y a donc une aristocratie véritable, celle du coeur et du mérite, celle des gestes et des regards. C'est celle-ci que Van Dyck choisit de souligner dans le portrait des nobles et de la cour sous la richesse du costume. C'est elle encore qu'il choisit de révéler chez ceux de ses amis roturiers qui ne peuvent arborer de costume d'apparat, ni se prévaloir du statut social des princes et des puissants.













Le parcours de l'exposition permet surtout de concevoir une évolution sensible de l'art du portrait vandyckien. Après avoir installé ses personnages dans des décors fictifs, parfois lourdement symboliques de la puissance ou de la vertu (draps, colonnes, ciels d'orage, etc), Van Dyck au fur et à mesure de ses travaux, et après son retour d'Italie, resserre considérablement sa palette chromatique, efface le décor et se concentre sur la figure centrale du personnage sur fond neutre, avec une sobriété et une intensité où percent nettement les leçons de Titien (ci-dessous le Portrait d'Isabelle d'Este). Les fonds se limitent à des aplats de couleurs sombres, qui libèrent un face-à-face saisissant avec le personnage. On a rarement vu regard plus saisissant de vérité que celui du portrait de Maria de Tassis, ou de la pose tout à la fois assurée et nonchalante des frères Wael. Les tableaux de la fin, consacrés à l'activité de portraitiste à la cour d'Angleterre, renouent avec l'aspect pompeux des permiers tableaux bourgeois, à la faveur de l'apparat politique.

Le couloir des dessins constitue l'autre originalité et l'agréable surprise de l'exposition. Depuis celle du British Museum consacrée aux dessins de Michel ange, on en avait pas vu d'aussi beaux. Beaucoup vienne d'ailleurs des collections britanniques.

Insensible à l'art de Rubens, à son cortège de nymphettes adipeuses et la glose ampoulée des critiques valorisant son éloge de la "chair", je n'aurais pas cru trouver chez Van Dyck de quoi satisfaire l'oeil. La dispersion de ses tableaux dans les collections des musées - en dehors peut-être du portrait de Charles Ier à la chasse - ne permettent d'ailleurs pas véritablement de se faire une idée suffisante de la cohérence et de l'intensité de son propos. Aussi faut-il remercier Jacquemart André de remédier à cet éclatement. Ceux qui n'auraient pas eu la chance d'une véritable rencontre avec l'oeuvre ne manqueront pas de s'y ruer, de préférence à l'heure du déjeuner, car ils ne seront pas les seuls. Rendez-vous sur le mini-site de l'exposition, également très réussi, pour y télécharger le podcast de la visite commentée.

Van Dyck, Musée Jacquemart André, jusqu'au 25 janvier 2009, Paris.

dimanche, octobre 19, 2008

Grammaire du design

Magnifique alphabet illustré du design de tous les temps.













La maison Phaidon a fait paraître en 2007 un magnifique coffret de 3 imposants volumes consacrés au 1000 objets devenus des "classiques" du design : inventaire illustré d'objets particulièrement aboutis et devenus cultes, possédant une valeur esthétique, restés inchangés depuis leur création, alliant design élégant à des matériaux innovants ou définis par leurs formes simples, équilibrées et pures. Cette encyclopédie est aujourd'hui proposé sous forme de petits fascicules avec Le Monde du week-end, ce qui accentue la dimension "manuel pratique "de l'ouvrage, et finalement "taschenise" un peu le volumineux livre d'art Phaidon.

Tourner les pages de ce livre, c'est entrer dans l'alphabet illustré des formes plastiques de notre quotidien, et retrouver dans leur forme originelle des éléments mille fois repris, combinés, imités, transformés depuis leur apparition. Et de même qu'il est satisfaisant pour l'esprit de comprendre l'origine des mots ou des formules idiomatiques que nous employons sans toujours y faire attention, cette gigantesque galerie du design est une occasion unique de décrypter les structures de notre environnement manufacturé. On y voit à l'état pur quelques-unes des formes fondatrices qui ont structurent aujourd'hui notre regard sur les chaises, les lampes, les voitures, les appareils électroménagers...













Dans ce domaine comme dans d'autres, nous sommes souvent déterminés à notre insu par des choses dont nous ignorons l'origine, et qui ont tellement imprégné la culture qu'elles semblent avoir toujours existé. Le célèbre transistor Sony TR 510 ou 610, dont on retrouve les formes jusque dans le très récent Ipod d'Apple, est un exemple de ces objets fondateurs. Illustration du célèbre adage asséné dans les classes de terminale : la pensée d'un philosophe inconnu peut déterminer la pensée même de ceux qui ne l'ont jamais lu. Autre façon de dire aussi que les objets manufacturés ne sont pas purement matériels, ils sont tout entier pétris d'imaginaire, d'histoire, d'intentions (voir ici pour une autre version de ce problème). Quelques heures dans cette magnifique anthologie suffisent pour en être définitivement convaincu.

Classiques Phaidon du design, 3 volumes, 2007, 150 euros, et en ce moment proposé en 20 volumes avec Le Monde du week-end.

mardi, octobre 07, 2008

Georges Rouault, peinture et méditation

La Pinacothèque de Paris offre jusqu'au 28 janvier un splendide voyage dans l'oeuvre du peintre Georges Rouault. En attendant Jackson Pollock, qui s'annonce superbe, on se promène ici au milieu de chefs-d'oeuvres d'une intensité rare. Paysages de montagne, figures de marcheurs, beaucoup de portraits, scènes de parade ou de cirque, beaucoup de scènes religieuses : il n'y a pas une salle de ce magnifique parcours qui n'ait sa toile maîtresse. A chaque fois, on est saisi devant la vigueur du trait, la force des couleurs. Entre le dessin d'enfant et l'extrême sophistication, on ne manquera pas ici l'occasion de (re)découvrir un artiste aussi attachant, exigeant, étonnant.

Plutôt qu'une approche chronologique qui aurait été un peu froide et scolaire, le musée a préféré un parcours thématique, où chaque section s'ouvre sur la relation du peintre avec un poète, artiste ou philosophe rencontré au hasard de la vie et chaque fois déterminant pour la trajectoire de l'oeuvre. Gustave Moreau le professeur, Matisse le camarade de classe et ami, les écrivains Léon Bloy et Suarès, Jacques Maritain le philosophe chrétien et bien évidemment Ambroise Vollard, le marchand.

Ce parti pris a l'avantage de redistribuer pas mal de cartes et de rendre visible combien de lignes parrallèles cohabitent au sein d'une vie, et concourrent ensemble à la constitution d'une oeuvre. On y retrouve du reste, et sans surprise, deux des sujets de préoccupation majeurs du curateur Marc Restellini : le goût de l'orient d'une part, l'anti-académisme d'autre part. Le cercle des amis sont Rouault sont autant de figures parias, d'écrivains méconnus, réprouvés, oubliés, évoluant en marge des conventions, disparus ou presque de la mémoire collective. Ce n'est pas le moindre intérêt de l'exposition de les faire revivre.

Autre curiosité : Georges Rouault, peintre méconnu en France (ce n'est pas qu'une figure de style, et de ce point de vue, la visibilité de cette expo souffrira sans doute de celle, massive, de Picasso au Grand Palais) est une immense star au Japon, qui abrite plusieurs musées spécialement dédiés à son oeuvre, dont celui du groupe pétrolier Idemitsu. L'un des enjeux de ce parcours consiste à comprendre les raisons de cette fascination orientale pour le peintre catholique français, a priori éloigné du patrimoine esthétique nippon.

La composition très graphique des tableaux de Rouault évoque d'abord la calligraphie, l'art de la belle écriture et de l'agencement des traits. L'important n'est pas ce que les lignes représentent, mais leur agencement sur la toile, le parcours qu'elles proposent à l'oeil, et finalement la méditation à laquelle elles invitent. C'est justement ce caractère méditatif de l'oeuvre qui fascine : les toiles de Rouault sont d'abord comme des supports de méditation et de contemplation. Et tandis que la critique artistique occidentale privilégie soit le rapport strictement esthétique à l'oeuvre, soit une vision intellectuelle ou iconographique (la tableau est un symbole de... il fait référence à... il raconte que...), l'amateur d'art japonais s'y plonge comme s'il contemplait une calligraphie, ou un rouleau d'ukiyo-e. Ce n'est pas dans l'apparence extérieure que réside l'intérêt de l'oeuvre, mais dans le voyage intérieur et le retour sur soi que l'oeuvre permet.

Cette dualité du rapport à l'oeuvre d'art est un élément absolument capital, que cette exposition rappelle à juste titre, et qu'on retrouve aussi dans l'évolution historique du rapport au texte écrit et à la lecture. L'époque contemporaine, essentiellement préoccupée de la dimension technique ou littéraire des textes, conçus comme des objets à manipuler, a oublié les pratiques médiévales de lecture, tournées vers le questionnement éthique. Dans son superbe livre sur les "Bilbiothèques Intérieures", Brian Stock a montré l'importance des pratiques méditatives de lecture et d’écriture pour la constitution du « moi ». Toute une tradition née d'Augustin considère le texte d'abord comme le support d'une méditation, l'occasion d'adopter une posture particulière (recueillement, silence). L'important n'est pas d'apprendre, d'être diverti ou surpris, mais de ruminer le texte.

C'est une si belle exposition que je dirai un autre jour ma désolation devant le piètre agencement de l'espace et de la déambulation, qui semble devenir une habitude, bien qu'elle ne semble pas dûe à l'espace, qui est de belle taille. Georges Rouault, 70 tableaux de la collection Idemitsu, à la Pinacothèque de Paris, jusqu’au 18 janvier.

mardi, septembre 30, 2008

Le dimanche de Bouvines, par Georges Duby

Le Dimanche de Bouvines, écrit par Georges Duby, et publié aux éditions Gallimard en 1973, est un véritable classique qu'on ne devrait plus avoir à présenter, et qu'il est même présomptueux d'oser présenter. Mais comme il est bon d'essayer de dire pourquoi certains livres sont justement des classiques, je me lance.

Pour écouter un fichier audio, cliquer ci-dessous.



Trois choses (au moins) à retenir ici.

1) D'abord, dans l'approche, il y a un côté "tour de force" : l'historien en chef de l'école des annales s'intéresse à un événement historique, et pas n'importe lequel, l'événement par excellence, présenté par des générations d'historiens comme l'acte fondateur de la monarchie française. Or l'école des anales ou la nouvelle histoire se sont construites justement sur le rejet de l'événement, de ses illusions, et préfèrent étudier les mutations de long terme, l'étude des mutations sociales, des mentalités. Il y a bien quelque chose de fascinant à voir Duby démonter Bouvines comme on démonte un réveil et chercher comme il est dit dans la préface de Pierre Nora à "planter le drapeau de la nouvelle histoire sur l'Anapurna de l'histoire bataille".

2) Ensuite, sur le fond. Après avoir exposé les faits - le dimanche 27 juillet 1214, Philippe Auguste le roi des francs remporte à Bouvines, à côté de Lille, une victoire écrasante sur les armées de l'empereur allemand Otto IV de Brunswick et ses alliés, en particulier Jean-sans-terre d'Angleterre - Georges Duby s'intéresse surtout à ce que l'événement nous dit de son époque, à la vision du monde de ceux qui en ont été ses acteurs.

On y apprend ce qu'est une "guerre" au XIIème siècle, le rôle qu'y joue l'argent (parce que la guerre joue d'abord une fonction économique, elle fait circuler des richesses, elle de s'enrichir en capturer des ennemis contre rançon ; et pas du tout d'exterminer qui que ce soit : mourir à la guerre par exemple, est quasiment impensable, c'est une invention moderne). De proche en proche, Duby éclaire à la fois le cadre mental et social de cette bataille.

L'événement entérine et cristallise des évolutions qui le dépassent largement. Les progrès des armes ont modifié la conception du courage, la condamnation de la guerre par l'église entraîne des mutations considérables. Les nobles désoeuvrés se livrent à des tournois pour s'entraîner et "garder la main". Du même coup l'éthique chevaleresque commence à se former, à acquérir son autonomie vis-à-vis de l'éthique religieuse. Dans le même temps les rangs des armées se vident de toute une série de combattants pieux qui ne veulent plus endosser le métier des armes. Et pour les remplacer, les chevaliers voient arriver une population nouvelle de mercenaires, gueux jugés indignes de faire la guerre au milieu des gens bien nés, et mus uniquement par l'appât du gain, ignorant du sens de l'honneur.

A Bouvines, deux conceptions du combat s'affrontent : celle des "anciens" promue par Philippe Auguste, et celle des "modernes". La victoire Bouvines est la victoire des anciens : elle a pour premier effet de calcifier les trois ordres de l'imaginaire féodal (noblesse, clergé, tiers état), de solidifier la relation entre la monarchie française et l'Eglise de Rome. Comme le dit Georges Duby, le triomphe de Philippe Auguste prépare déjà la place glorieuse qui sera celle de son petit fills, Louis IX, Saint Louis.

3) Enfin, sur la forme, on est frappé par la fluidité de l'écriture, le style vif, simple, clair, qui est la marque des vrais érudits.

Dans le même esprit, on pourra lire le petit livre d'Alain Corbin sur les grandes dates de l'histoire de France. Une série d'articles confronte l'image d'Epinal des grandes dates de l'histoire nationale (Marignan, La bataille de Poitiers) avec les derniers travaux des historiens spécialistes de ces périodes. Il est toujours fécond de faire ce travail de confrontation, de ce que la mémoire collective veut bien retenir de ce qui s'est réellement passé. Duby explore lui aussi la façon dont le dimanche de Bouvines a été tantôt oublié, tantôt célébré, pour des raisons diverses au fil de l'histoire (soit pour dramatiser l'opposition aux allemands, soit pour fustiger les anglais. Aujourd'hui, dans une Europe réconciliée, il n'y a peut-être plus de place pour le souvenir de Bouvines).

C'est donc une belle leçon : contrairement à la formule populaire "être dépassé par les événements", en histoire on apprend que ce sont souvent les événements qui sont dépassés par les évolutions qu'ils reflètent, par la postérité, par les intentions diverses des nations. Sans chercher à nier les événements et leur rôle, il faut être conscient que ce sont aussi des constructions, qu'il n'est jamais inutile de déconstruire. C'est à cet exercice magistral que nous convie le dimanche de Bouvines.

Voir également ici.

Le dimanche de Bouvines, de Georges Duby, dans la collection "Les journées qui ont fait la France", Editions Gallimard.

mardi, septembre 23, 2008

La biennale des antiquaires : le culte de l'objet













Dans le milieu des antiquaires, il est assez rarement question "d'oeuvres d'art". On parle plutôt des "objets d'art" : voici un "bel objet", un "objet rare", un "objet très intéressant, qui a appartenu à"...

A première écoute, ce mot d'objet a quelque chose d'étrange, voire de vulgaire, comme s'il témoignait d'une victoire de l'esprit matérialiste et mercantile sur la notion d'oeuvre d'art. Ce serait le signe de l'emprise du monde des marchands contre l'éthique des conservateurs de musées, qui préfèrent la notion d'oeuvres ou de chefs d'oeuvres.

Il y avait beaucoup d'objets sous la nef du grand palais entre le 17 et le 21 septembre 2008, et compte tenu de la barrière à l'entrée (20 euros) c'est bien le moins que l'on pouvait espérer. C'est au contact de ce milieu que la notion d'objet prend tout son sens : au contraire d'un point de vue bassement matérialiste sur l'art, l'objet souligne la conscience que l'ingéniosité, l'inventivité, la virtuosité s'exercent d'abord et avant tout sur une matière, et que cette matière, elle-même devient chargée d'intentions et d'idées. Les objets sont toujours des signes d'une présence de l'esprit, ils sont chargés de projets, de vie, d'histoire. Leur histoire est même souvent plus longue que la notre, dans la mesure où ils sont le plus souvent ce qui reste des sociétés lorsque tout le reste a disparu. L'objet cristallise une époque, un style, un air du temps, et dans ce beau nom d'objet, on comprend qu'il n'est pas une chose.

Jacques QUINET (1918 - 1992)
Semainier (1969) : laque de Béka rouge et bronze à patine canon de fusil,
Paire de lampadaires (1960) : bronze doré et laque de Béka rouge.
Galerie Olivier Watelet

lundi, septembre 08, 2008

Les surfaces de Richard Avedon

Lorsque Richard Avedon réalise ses premiers clichés, la photo de mode est dominé par une esthétique compassé, stricte, figée, présentant des mannequins immobiles dans des mises en cènes convenues. Comme il est bien dit à un moment de l'exposition, Richard Avedon oppose à tout ce formalisme une série de "non", qui deviendront vite les bases de son esthétique. Non aux décorum inutile, non aux sourires figés, au poses convenues ; oui au fond nu, oui au portrait, oui à la vérité de ce qui passe entre le sujet et le photographe. L'exposition du jeu de paume offre à ses visiteurs une très belle occasion d'explorer un à un les piliers de cet univers esthétique, au fondement de toute une imagerie photographique contemporaine, et qui est en même temps révélatrice d'une époque, de ses aspirations et de ses vedettes.

Le peach des organisateurs est simple : Richard Avedon va libérer les codes de la photo de mode à Paris dans les années de l'après guerre : plus de mouvement, plus de vie, les mannequins sourient, les drapés flottent, de brèves scènes de la vie parisienne affleurent dans le décor minimaliste où chaque trottoir est une scène, chaque troquet une salle de bal. On ne s'étonnera pas de retrouver cartel après cartel le nom de Christian Dior, autre libérateur de la mode après les années de privation. Avedon aime associer l'univers de la haute couture avec celui moins glamour des jeux du cirque, des arrières-salles de bar tabac, où les dames du monde s'encanaillent en compagnie des caïds de quartier. De cette association entre les robes du soir et les éléphants, les chapeaux et les jongleurs, le comble du chic et l'univers freak, naît un imaginaire nouveau, puissant, à la fois joyeux et mystérieux, dont on retrouve aujourd'hui les échos dans la nouvelle communication du luxe.

"In the american west" installera définitivement Avedon au panthéon des artistes contemporains. Reconnue dès sa publication comme un chef d'oeuvre, la série expose les visages d'une population de l'ouest américain victime d'une très grave récession au début des années 1980 : sdf, paumés, mineurs de fond, ouvriers de champs d'exploitation pétroliers, serveuses, laissés pour compte du grand rêve américain. Des portraits plus vibrants d'humanité les uns que les autres, qui laissent chacun un sentiment doux amer proprement sidérant. Sur fond blanc, détachés de leur contexte social d'appartenance, qui a pourtant parfois cruellement marqué leurs vêtements, leur visage, leurs mains, des SDF ont des airs de stars du cinéma, des serveuses de mannequins . Le temps d'une photo, dans ce face-à-face hypnotique avec un individu, sans décor, la photographie aura redistribué pour certain d'entre eux les cartes de la destinée sociale. Et parfois pas.

Tout au long de ce parcours de près de 300 photos, retraçant l'ensemble de la carrière de cet immense artiste, le visiteur pourra apprécier la densité et la constance du travail accompli. Pas une star du monde du show biz, de la littérature ou des arts de la seconde moitié du siècle dernier ne manque à l'appel, des locataires fantasques de la factory d'Andy Warhol à Björk, de Marguerite Duras à Giaccometti, en passant par Marilyn Monroe, Les Beatles, Stravinsky (peut-être l'un des plus beaux de toute l'expo). C'est chaque fois l'occasion d'un moment profond d'humanité. Saisissant. On espère que ceux qui s'intéressent ou commencent à s'intéresser à la photographie s'y précipiteront, ou ils ne manqueront pas de le regretter.

Richard Avedon, photographies 1946-2004, du 1er juillet au 27 septembre 2008, Jeu de Paume (Concorde) Paris.


Voir également ici, une chouette interview

Homage to Munkacsi. Carmen. Coat by Cardin. Place François-Premier. Paris. August 1957. © Richard Avedon

xx

Clarence Lippard – Drifter
Insterstate 80, Sparks, Nevada 08/29/83

Igor Stravinsky, NYC, 11/69. Richard Avedon, courtesy Avedon Foundation, The New York Times

vendredi, août 29, 2008

César à la Fondation Cartier

L'exposition organisée par Jean Nouvel consacrée à l'artiste César à la fondation Cartier pour l'art contemporain est une belle occasion de découvrir les oeuvres d'un artiste dont beaucoup ne connaissent que le nom et l'associent au moins autant au cinéma qu'à la sculpture.

C'est pourtant bien de sculpture qu'il s'agit ici, et de la meilleure qui soit. Les choix de Nouvel mettent en avant deux grands thèmes essentiels : au rez de chaussée la série des expansions et des agrandissements ; au sous-sol les fameuses compressions. Le parcours de l'exposition oscille ainsi au rythme de la dilatation / contraction de la matière. En guise de contrepoint, ou d'éclairage complémentaire, quelques sculptures issues du bestiaire (des animaux type scorpions, poules fabriquées à base de vieux débris métalliques) et dans le jardin, une impressionnante masse de ballots de journaux compressés.

Les compressions exposées au sous-sol constituent le point fort de l'exposition. Fasciné par les dépôts de ferraille de la banlieue parisienne et par la découverte de la presse hydraulique, César compresse les voitures et les réduit en cubes. D'un simple point de vue thématique, on y voit déjà l'intérêt pour le déchet, le rebut, déjà évoqué ici, et la mutilation de l'automobile comme une icône de la société de consommation urbaine. C'est presque à première vue de l'anti-sculpture, une entreprise de destruction du travail de ces sculpteurs des temps modernes que sont les désigners automobiles et des lignes souples et inventives de leurs bolides. En y réfléchissant, ces compressions de bagnoles (suite milanaise, championnes) sont même pour ainsi dire des rebuts de rebuts, des rebuts "au carré" : voitures usagées envoyées à la casse, détruites, elles sont ensuite comme ingérées, digérées puis rejetées par la broyeuse qui les vomit comme une sorte de déjection industrielle.

Mais il y a beaucoup plus. D'un point de vue formel, les compressions apportent véritablement un nouveau regard sur la sculpture.

L'art classique nous a habitué à considérer la sculpture comme la mise en forme extérieure d'un bloc de pierre. Le métier d'un sculpteur comme Michel ange consiste à retirer de la matière jusqu'à obtenir un volume dont la forme saisit l'oeil. Les sculptures d'assemblage façon Picasso, ou les sculptures de potier façon Rodin enrichissent la gestuelle initiale ; dans ces cas-là on ajoute, on construit. Mais dans tous les cas, comme Michel Ange dit quelque part à propos de ces esclaves, les formes "émergent" de la matière et apparaissent à la surface du volume.

Avec ses compressions, César réalise précisément l'inverse. Car la forme extérieure de ces compressions est toujours la même : c'est un monolithe parallépipèdique dont les dimensions sont rigoureusement calibrées par le gabarit de la machine. L'essentiel n'est pas à la surface, mais à l'intérieur, dans les replis de la matière compactées, et le regard se perd dans les dédales des tunnels secrets et recoins obscurs formés par le froissement de la tôle et le compactage des éléments. L'examen de ces configurations chaque fois différentes, sous des abords à première vue identiques, a quelque chose de réellement fascinatoire. S'y ajoute ensuite un travail sur la couleur, ou le choix d'un titre pour l'oeuvre.

De ce point de vue, il est relativement étrange que l'essentiel des commentaires (y compris dans le catalogue) s'empressent de rappeler la démarche active de César sur ces productions, choisissant les matériaux, vieillant au rendu final des compactages. Comme si l'on avait peur que l'artiste soit accusé de "laisser faire la machine", comme s'il lui fallait s'excuser de ne plus travailler uniquement avec ses mains. Outre que l'on a jamais demandé de tels compte à Andy Wharol qui revendiquait comme une fierté de laisser ses assistants travailler à sa place, cette façon de "défendre" César me semble une façon de trivialiser sa démarche.

Au fil des oeuvres, on voit César explorer les éléments clés de la sculpture, les formes, les matières, les gestes (les expansions en mousse de polyuréthane sont particulièrement intéressantes de ce point de vue : ici le geste consiste non pas à tailler ou polir ou graver, mais à verser et contrôler l'écoulement d'une matière que se solidifie au fur et à mesure).

On ressort de cette exposition avec la conviction d'avoir (re)découvert un artiste intensément conceptuel, réfléchi, dont les idées s'incarnent néanmoins dans des oeuvres puissamment matérielles, qui parlent aux sens. Ce n'est pas le moindre des mérites de la sélection de Jean Nouvel, qu'on peut remercier de rendre un si bel hommage à celui qui fut son ami.

César, Une anthologie par Jean Nouvel, Fondation Cartier pour l'art contemporain
Photo site de la Fondation Cartier

mercredi, août 20, 2008

Les trois Mousquetaires / 20 ans après

Après Le Comte de Monte Cristo, l'été se poursuit avec Les trois mousquetaires, puis Vingt ans après, en attendant Le vicomte deBragelonne, dernier volet de la trilogie qu'Alexandre Dumas consacre au 17è siècle, mais plus volumineux à lui tout seul que les deux premiers réunis.

Les trois mousquetaires est le roman de cape et d'épée par excellence. On y court beaucoup, on se bat énormément, entre deux éclats de rire, quelques tapes dans le dos, des duels, des meurtres, une vengeance terrible. Il a été tant de fois imité, copié, on en trouve si souvent des éléments reproduits ailleurs, sous une forme ou sous une autre, qu'il est toujours revigorant de revenir "à la source", et de s'apercevoir tout ce que la culture ambiante doit à ce type de monument.

Je vais pas m'attarder sur l'histoire que tout le monde connaît. En gros, D'Artagnan est une jeune provincial au coeur pur, intrépide et intelligent. Il monte à Paris, fait la connaissance d'Athos, Porthos, Aramis. Les compères aident la reine à sauver son honneur contre les manigances du cardinal de Richelieu et de la terrible Milady. En toile de fond, la rivalité Louis XIII / Richelieu, le siège de la Rochelle, et puis aussi la fronde, la révolte anglaise, Cromwell et la mort de Charles Ier, la relation Mazarin / Anne d'Autriche. Pour plus d'info, voir ici, et ici aussi, ou à la rigueur par ici mais surtout lisez le bouquin.

Ce qui est plus important, c'est de regarder l'enchaînement des situations, la relation entre les personnages. Relativement inconsistant et passablement tête à claque, D'Artagnan-le provincial courageux a le mérite de fédérer les trois autres. Isolés dans leurs coins, les 4 hommes végètent dans la solitude et la médiocrité petite-bourgeoise. Réveillés à eux-mêmes par l'audace et l'initiative de d'Artagnan, les amis se transcendent et font des miracles, comme il est joliment dit au début de Vingt ans après.

Par rapport au premier qui raconte une belle histoire et de beaux sentiments, le second tome est nettement plus porté sur la psychologie des personnages, et les épreuves du temps. C'est de très loin, de mon point de vue, le plus intéressant. Plus sombre, plus subtil et plus charpenté. C'est dans Vingt ans après que l'on comprend mieux la psychologie des personnages, les raisons de leurs comportements respectifs.
  • Athos = le seigneur charismatique, de haute et vieille noblesse
  • Porthos = le bon vivant, l'ami fidèle fort comme un turc, attiré par ce qui brille
  • Aramis = le séducteur, élégant et spirituel, intellectuel
Les héros sont fatigués, ils ont vieilli, ils ont mûri. Revenus de (presque tout), les mousquetaires ils se sont heurté à l'ingratitude des grands, aux désillusions cruelles. Les uns n'ont pas eux l'avenir radieux qu'ils espéraient, les autres sentent que le monde change et qu'ils n'y ont plus tout à fait leur place. On les sent gagnés parfois par la rancune, l'amertume. Ils sont seuls. Isolés les uns des autres, les événements ont tracé pour eux des trajectoires opposés : ils sont devenus adversaires, Athos et Aramis sont frondeurs, D'Artagnan et Porthos sont au service de Mazarin (le premier espère enfin devenir Capitaine des Mousquetaires, le second aspire au titre de Baron).

Dumas a le chic pour examiner l'effet du temps sur la psychologie de ses personnages. On a déjà pu s'en apercevoir dans le Comte de Monte Cristo. Chacun a beaucoup gagné en épaisseur, en profondeur/ Le lecteur aussi. Et tandis que les trois mousquetaires pourraient passer - à tort - pour de la sous-littérature enfantine, Vingt ans après s'impose d'emblée comme une référence.

Il reste évidemment beaucoup de raisons pour ne pas lire ces fabuleux romans. C'est quand même très long (même si ça se lit d'une traite), et ce n'est pas toujours l'été. Mais on espère avoir suggéré que ce serait bien dommage.

lundi, juillet 14, 2008

Ernest Pignon-Ernest à L'île sur la Sorgue

Sur la route des vacances, et pour tous ceux qui auraient la chance de passer l'été près de l'Isle sur la Sorgue, ne manquez pas la délicate et subtile exposition consacrée à Ernest Pignon-Ernest, dans la non moins délicieuse et délicate maison de René Char.

Ernest Pignon-Ernest est un artiste dont le travail (original) consiste (en gros) à choisir d'abord un espace urbain chargé de sens, pour y placer un dessin relatif à l'histoire du lieu par exemple, dessin qui sera ensuite photographié in situ, photographie qui sera elle-même retravaillée, complétée, puis sérigraphiée ou re-photographiée.

L'enjeu de ce dispositif aux multiples interventions enchâssées consiste, comme il est bien dit dans les interviews et les textes que l'artiste consacre à son travail, à mettre en scène les espaces urbains eux-mêmes, qui sans cette intervention passeraient inaperçus : "... au début il y a un lieu, un lieu de vie sur lequel je souhaite travailler. J'essaie d'en saisir à la fois tout ce qui s'y voit et, dans le même mouvement ce qui ne se voit pas : l'histoire, les souvenirs enfouis, la charge symbolique... Dans ce lieu réel, je viens inscrire un élément de fiction, une image (le plus souvent d'un corps à l'échelle 1). Cette insertion vise à la fois à faire du lieu un espace plastique et à en travailler la mémoire, en révéler, perturber, exacerber la symbolique..." Pignon-Ernest revisite ainsi quelques-uns des lieux hantés par les grandes figures nationales de notre panthéon littéraire : Nerval, Rimbaud, Artaud, Genet (le choix de ces figures n'étant pas non plus anodin). C'est finalement l'inverse du ready-made : au lieu d'extraire un objet de la rue pour l'exposer dans un musée, on expose une oeuvre dans la rue pour révéler quelque chose de la rue elle-même.

Exposant des espaces plutôt que des oeuvres, des processus dynamiques plutôt que des objets fixes, à la croisée de l'affiche, de l'art des rues et du dessin académique, mêlant plusieurs formes d'art (dessin, architecture, sérigraphie, photographie), le processus créatif de Pignon-Ernest est à lui seul l'occasion d'une méditation poétique dont on mesurera toute la fécondité dans les salles du musée Campredon, ou dans les pages de la très belle monographie que voici.

Je mentionne également l'exposition qui lui est consacrée à Avignon, Chapelle Saint Charles, jusqu'au 27 Juillet. Renseignements utiles sur le site officiel de l'artiste.

Exposition "Ernest Pignon-Ernest, Les icônes païennes", Hôtel Campredon - Maison René Char, 4 juillet - 4 octobre 2008.

Ganagobie

Pour tous ceux qui auraient la chance de passer l'été en Provence, deux conseils de balade sur les terres de l'architecture religieuse romane. Au programme : magnifiques panorama, églises de charme et sérénité.

Moins connue que les trois sœurs cisterciennes de Sénanque, Thoronet et Silvacane, le monastère Notre Dame de Ganagobie, située près de Manosque, et perchée sur un plateau rocheux surplombant à pic la Durance, mérite le coup d'oeil et davantage.

Plusieurs éléments d'architectures attireront l'oeil du visiteur. D'abord, le splendide portail sculpté qui se détache sur la façade nue, juste percée d'un oculus. Grande sobriété, mais pas le dépouillement a-décoratif cistercien. Le Christ en majesté accompagné des évangélistes (et leurs animaux symboliques ange, taureau, lion, aigle) surplombent les apôtres et illustrent les différentes vertus exigées du chrétien.

Ensuite, le très beau pavement de mosaïque, tout autour de l'autel dans l'abside et dans le transept, sur le thème de la lutte du bien et du mal, des quatre éléments. C'est toujours le signe du rattachement de l'abbaye à l'architecture clunisienne (et non pas cistercienne). Ici le décor est isolable, localisable dans le mur et joue vraiment sa fonction d'ornement, d'ajout mentalement détachable de la structure, à l'inverse des églises baroques, des palais maniéristes, des maisons modernistes, où "tout est décor".

Enfin, les splendides escaliers de marches simples, celles qui mènent à l'orgue, ou celui que l'on voit furtivement par une ouverture dans le mur descendre dans le cloître adjacent. Ceux-là sont des pièces d'architecture vraiment splendides.

Dans la foulée, ne manquez pas la visite du prieuré de Salagon et ses jardins (jardin des simples, jardin médiéval, jardin des parfums...). Dans l'église (XIè - XIIè siècle), visitez les fondations d'une ancienne villa romaine, admirez les pierres taillées placées de-ci, de-là, au-dessus des colonnes ou dans les murs, et les vitraux contemporain dessinés par Aurélie Nemours.

jeudi, juillet 10, 2008

Le comte de Monte Cristo

Texte foisonnant, "page-turner" diabolique, mythe moderne, le comte de Monte-Cristo est à la fois (i) le roman de la vengeance, (ii) le roman de l'argent (iii) et la formulation d'une question-clé de son époque, sur la justice et la responsabilité : jusqu'où s'étend la responsabilité des hommes, et jusqu'où leur droit de réclamer réparation ?

D'abord quelques mots sur l'histoire, que tout le monde ou presque connaît dans ses grandes lignes. Edmond Dantès, jeune marin fiancé à la belle Mercédès, voit ses projets d'avenir anéantis par la jalousie et la cupidité de ses compagnons. Injustement calomnié (accusé de bonapartisme en pleine Restauration), il est enfermé 14 ans dans les sinistres cachots du château d'If par la faute d'un premier rival jaloux de son amour, d'un second jaloux de sa réussite, la duplicité d'un juge ambitieux craignant pour sa carrière, et la lâcheté d'un quatrième incapable de dénoncer les autres.

Aidé par un abbé compagnon d'infortune qui lui transmet avant de mourir le secret d'un colossal trésor, le jeune homme qui ne l'est plus tant que ça s'évade et revient dans le monde sous les traits d'un Comte richissime, décidé à se venger des hommes qui ont voulu sa perte, et qui ont depuis acquis position, considération, et fortune. Mais il n'est pas question d'assassinat. Il faut à Monte-Cristo un châtiment plus terrible, plus lent, comme un retournement inexorable de fortune, une succession de hasard funestes qui laisse tout le temps aux coupables de sonder au fond d'eux-mêmes les raisons des malheurs qui les frappe. Ce sera la destruction méticuleuse et progressive de tous les projets d'avenir bâtis sur les enfants, la ruine financière et morale, la honte publique qui poussent à la démence, ou au suicide. Il faut donner à ses ennemis l'illusion de se hisser très haut avant de leur retirer une à une les choses qui leur tiennent le plus à coeur.

La cabale, la fascination de l'Orient et ses poisons, la corruption de l'argent, Dumas revisite tout cela et bien plus encore, ce qu'il faut de compromissions pour s'élever dans la société au détriment des autres, les stratagèmes et les intrigues pour se faire justice sans se faire prendre. Supérieurement intelligent, enivré par la toute puissance que lui procure sa fortune, Dantès / Cristo d'abord simple et naïf gagne progressivement en épaisseur et densité, pour explorer chez lui et les autres toute la variété des sentiments humains, de la haine à la tendresse, la honte, la peur, l'hypocrisie. Exploration passionnante, que l'on a plaisir à faire avec lui.

Le personnage de Villefort est un régal. Procureur du roi, hanté par le souvenir d'un fils illégitime mort-né d'une relation adultère avec madame Danglars (épouse d'un rival de Dantès) il reconnaît son enfant sous les traits d'un accusé qu'il vient de condamner à mort, pendant qu'au même moment, chez lui, sa femme se suicide après avoir empoisonné l'ensemble de la famille (voir schéma ci-dessous). Il sombre dans la folie. Il y a véritablement quelque chose de jouissif à voir converger peu à peu les milles ramifications du plan terrible de Dantès. Tension, complexité psychologique, suspense, alliances contre-nature, morts suspectes et résurrections miraculeuses, Dumas joue toute la gamme.

Le Comte de Monte Cristo est aussi le roman de l'argent, qui permet tout et qui fascine. La libéralité du Comte vis-à-vis de ses amis n'a d'égale que sa toute puissance financière, l'accès au savoir absolu, sa capacité à manipuler le coeur des hommes corrompus et les diriger à leur insu vers une issue fatale. Le chapitre intitulé "Le Dîner" est un joli morceau de bravoure, et pour ceux que le thème de la curiosité intéresse, un must absolu.










Enfin, d'un point de vue symbolique, le roman de Dumas pose également des questions symptomatiques de l'époque post-révolutionnaire. Et c'est en ce sens, quoique de façon différente des Trois Mousquetaires ou de la Reine Margot, que le Comte de Monte Cristo est un roman historique.

1789 a rompu les déterminismes classiques, et les fils se sont affranchis des déterminismes de leur naissance, de la condition de leurs pères, et de l'hérédité du sang de la lignée. Mais dans le même temps cette liberté, en redistribuant les positions sociales, a semé la confusion, et permis aux uns de bâtir des fortunes sur le malheur des autres, plus faibles. Une injustice remplace une autre. La maxime de l'Exode, qui veut que ces fils rendent compte de la faute de leur père, jusqu'à la troisième et quatrième génération, est une référence permanente tout au long du roman.

Décidé à briser chez ses ennemis ce qu'ils ont de plus précieux, le Comte s'en prend d'abord à leurs enfants, aux projets d'avenir et de promotion sociale qui leur sont associés. Gagné un temps par le doute, il hésite finalement à faire porter sur leur progéniture le poids de son terrible projet. Ce n'est rien moins que la formulation, en filigrane certes, et sous forme métaphorique, des questions politiques et philosophiques centrales pour l'époque. Ce travail de symbolisation-là, n'est-ce pas justement le propre du travail d'artiste ?

Voir également : Les trois Mousquetaires, d'Alexandre Dumas.

mercredi, avril 30, 2008

Levi Strauss en DVD

Il y a des oeuvres qui sont à ce point colossales, et qui ont été si souvent commentées, discutées, qu'elles deviennent intimidantes. Alors, paradoxalement, on se dit que pour les aborder il vaudra mieux commencer par des introductions, des manuels, des livres réputés "plus faciles d'accès", qui diffèrent encore l'accès à l'oeuvre, et se bornent souvent à répéter les propos de l'auteur original, et moins clairement.

Faute de pouvoir toujours facilement lire la source, et pour sortir de ce cercle infernal, le format vidéo / DVD offre une voie de secours. Les entretiens de Claude Levi-Strauss sont une belle façon de se familiariser avec l'oeuvre de celui dont on célèbre aujourd'hui le centenaire et la panthéonisation éditoriale de la bibliothèque de la Pléïade. Avec une extrême clarté, Levi-Strauss commente ses travaux, sans esquiver les critiques qui leur furent faites, et en les replaçant toujours dans un contexte historique, culturel, scientifique avec une immense modestie, et une infinie justesse, qui forcent l'admiration.

Le DVD Claude Levi-Strauss proposé par les éditions Montparnasse se compose de l'intégralité de l'échange (5 heures), et d'une sélection d'extraits qui permet de faire le tour de l'oeuvre en moins d'une heure. C'est l'occasion rêvée de pénétrer le coeur du processus d'élaboration et des problématiques soulevées par les mythologiques, les structures élémentaires de la parenté, de voir exposé en des termes simples, et libérés de la glose qui l'entoure habituellement, le sens du travail du père du structuralisme français. Grand moment garanti.

Dans l'abondante littérature qui accompagne la sortie du volume de Levi-Strauss dans la bibliothèque de la pléiade, voir l'interview passionnante publiée sur le site Nonfiction, en trois parties, I, II et III.

lundi, avril 28, 2008

Vlaminck, Un instinct fauve au Sénat

L'exposition Vlaminck (1876 - 1958) présentée actuellement au Sénat se consacre aux premières années du peintre fauve, de 1900 à 1915, période elle-même scindée en deux, marquée par la césure de 1907 et la découverte de Cézanne qui réoriente sensiblement le travail de la couleur. La couleur, c'est bien la grande affaire de Vlaminck, comme on peut lire ici ou là (La Croix, Rue 89, F3 et ici et encore là). Les premières années dans le compagnonnage de Matisse et Derain sont effectivement marquées la vigueur du colorisme, qui n'est cependant pas si débridé que cela. Je m'explique. Trop de commentaires abusent d'une rhétorique de la "férocité", "l'explosion", le "déchaînement" sans règle des pigments sur la toile. Peut-être est-ce ainsi que ces toiles furent perçues en leur temps.

Le spectateur 2008 trouvera peut-être que la tempête colorée paraît plus sage avec le recul, révélant (peut-être) du même coup ce qui est au coeur de la démarche. Les tableaux de Vlaminck sont à leur meilleur lorsqu'ils mettent en scène non pas une explosion débridée mais plutôt cette tension interne au panneau, entre les couleurs et les formes, les unes toujours sur le point de déborder ou de faire éclater les autres, mais sur le point seulement, et sans toutefois gommer les formes de la figuration. Des blés rouges, des nuages roses, des ponts multicolores sur la seine, avec leurs reflets bleus, ocres, verts : tout semble rôtir, rougeoyer d'une intensité particulière, à la lisière de l'écartèlement. Les couleurs travaillent l'organisation du tableau, elles dynamitent la représentation du réel, mais n'explosent pas tout à fait et ne rompent pas les amarres avec lui. Sauf en de très rares exceptions, il est vrai, qui flirtent alors avec l'abstraction, ou l'expressionnisme abstrait.

Il est d'autant plus remarquable que le peintre se soit livré à ce travail sur la couleur sur le ciel grisâtre de la région parisienne et Chatou, lorsque ses congénères ne juraient qu'au soleil du Midi. Mais rapidement Vlaminck prend acte des limites du colorisme excessif : « Le jeu de la couleur pure dans laquelle je m’étais jeté à corps perdu ne me contentait plus. Je souffrais de ne pouvoir frapper plus fort, d’être arrivé au maximum d’intensité, limité que je demeurais par le bleu ou le rouge du marchand de couleurs ».

Une deuxième chose frappante, dans les toiles exposées là, vient de la récurrence du thème de la fumée, celle de la cigarette, de la pipe, de la cheminée d'usine ou du remorqueur, des nuages... Il y a peu de tableaux où ce thème est totalement absent. Or la fumée est un élément central de toute réflexion sur la forme et le visible : par son évanescence, sa précarité, la fumée illustre la tension de la forme et de l'informe, de l'émergence et de la disparition. On se rappelle du beau livre d'Henri Atlan sur ce thème.

La découverte de Cézanne en 1907 marque un point de non retour. Comme s'il était parvenu au terme de son exploration de la couleur, Vlaminck travaille sur les formes de l'espace fragmenté, les distorsions de perspectives, dans les tons bruns, gris, ocres, inspirés du cubisme. C'est aussi l'occasion d'une autre approche sur la couleur, par des effets de contraste, la clair / obscur, la superposition de blancs et noirs, rouges et verts (Les toits rouges), des hameaux colorés entr'aperçus à travers ls branchages sombres. Dans ces tableaux, on perçoit encore la leçon de Cézanne.

Le visiteur croisera bien sûr au fil de l'exposition le galeriste Ambroise Vollard (toujours lui), grâce à qui le peintre acquit renommée et fortune. Les pièces de céramique (jarres, assiettes) réalisées sur ses conseils avec André de Metthey, méritent le coup d'oeil. Enfin, les quelques magnifiques statuettes d'art premier dont Vlaminck fut un précoce défenseur et collectionneur, en regard des tableaux d'avant guerre, aux couleurs souples, douces, presque effacées dans la brume (toujours la fumée), fournissent des éléments pour une lecture de Vlaminck au moins autant marquée par le travail sur la forme que sur la fascination de la couleur.

Vlaminck, un instinct fauve, exposition au musée du Luxembourg, 19, rue de Vaugirard, Paris VIe - jusqu'au 20 juillet - lun. et ven. de 10h30 à 22h, mar., mer., jeu. et sam. de 10h30 à 19h, dim. de 9h à 19h - Rés.: 08-92-684-694 - 6€/11€.

lundi, avril 21, 2008

Les journées qui ont fait la France chez Gallimard

La collection des "Journées qui ont fait la France" chez Gallimard offre toujours de jolis moments de lecture. Les classiques des classiques, comme Le Dimanche de Bouvines (Georges Duby, avec une préface-leçon de Pierre Nora) ou L'assassinat d'Henri IV (Roland Mousnier) se dévorent d'une traite. Plus récemment, Varennes (Mona Ozouf : ab-so-lu-ment fantastique) ou le massacre de la saint Barthélémy (Arlette Jouana) font partie d'une série de volumes qui renouvellent et enrichissent la célèbre série initiale des "30 journées qui ont fait la France" créée il y a plus d'un demi siècle.

Ce qui frappe déjà à première vue, c'est l'ambition de la collection de se pencher sur des "événements fondateurs", un peu à la façon des "lieux de mémoire", pour mettre en évidence leur signification dans le cours historique, la façon dont ils illustrent ou incarnent dans les faits ou dans le souvenir des mutations de long terme, l'esprit d'une époque, un certain rapport au monde.

Varennes, c'est la "fuite" du roi Louis XVI : c'est la journée où l'impensable se produit : le roi a déserté son peuple. Celui dont on ne savait trop que faire après 1789, mais qui restait nimbé d'une sorte d'aura sacré, en tant que personne garante de l'unité et de l'intégrité de la nation, a voulu fuir. Le 21 juin 1791, il n'y a ni bataille, ni effusion de sang, il n'y a en somme aucun des éléments associés à la "journée révolutionnaire". Et pourtant, à Varennes, Louis XVI s'est décapité lui-même. Pendant ces quelques heures de voyage, la France s'est trouvée "sans roi" et sa fuite marque l'entrée de fait dans un ordre des choses où la souveraineté passe de la personne royale à l'assemblée nationale.

Dans son dernier livre sur la Saint Barthélémy, Arlette Jouanna (voir également l'excellent dictionnaire des guerres de religion) met elle aussi en lumière la signification politique du 24 Août 1572. Mené comme une enquête policière (qui a tué Coligny ?), l'auteur démêle les paradoxes de l'événement (la tuerie juste après les fêtes de réconciliation, les assassinats perpétrés par la population, malgré les appels au calme du roi) et souligne la façon dont on s'efforce alors, dans l'entourage de Charles IX, de distinguer les questions religieuses d'une part, et politiques d'autre part. C'est le début d'une réflexion promise à un riche avenir, jusqu'à notre laïcité. C'est aussi l'événement qui pose la question du statut du pouvoir royal : pour assurer la paix, le roi doit-il être radicalement sacré, au dessus de la mêlée, détenteur du pouvoir absolu ? Ou doit-il au contraire être l'arbitre d'un gouvernement collégial, entouré des représentants des grandes composantes de la nation, animateur d'une politique des compromis ?

Depuis Louis XIV, on sait que la première solution devait l'emporter. Mais elle n'avait rien d'inéluctable, et c'est tout l'intérêt de cette présentation des événements, de les replacer dans les mutations de long terme (qui les relativisent), mais aussi de les restituer dans leur actualité, c'est-à-dire cette sorte de "flottement des possibles" : quelque chose s'est passé, qui aurait pu ne pas être, devant lequel on ne sait pas trop que faire, et qui finit par infléchir ou accélèrer le cours historique dans une direction qui n'était pas déterminée. Dans tous ces événements, on ressent cette sorte d'hésitation de l'histoire, ce "flottement" constitutif, au double sens du terme. Constitutif parce qu'il est inhérent à l'événement historique, mais aussi parce qu'il le constitue, et le désigne comme fondateur. Moins pour ce qu'il apporte de victoires ou de conquêtes que par les questions structurantes qu'il met à jour.

27 juillet 1214, Le dimanche de Bouvines, Georges Duby, Gallimard
24 Aout 1572, La Saint Barthelemy, les mystères d'un crime d'état, Arlette Jouanna, Gallimard
21 Juin 1791, Varennes, la mort de la royauté, Mona Ozouf, Gallimard
14 mai 1610, L'assassinat d'henri IV, Roland Mousnier, Gallimard, Folio
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