mercredi, avril 30, 2008

Levi Strauss en DVD

Il y a des oeuvres qui sont à ce point colossales, et qui ont été si souvent commentées, discutées, qu'elles deviennent intimidantes. Alors, paradoxalement, on se dit que pour les aborder il vaudra mieux commencer par des introductions, des manuels, des livres réputés "plus faciles d'accès", qui diffèrent encore l'accès à l'oeuvre, et se bornent souvent à répéter les propos de l'auteur original, et moins clairement.

Faute de pouvoir toujours facilement lire la source, et pour sortir de ce cercle infernal, le format vidéo / DVD offre une voie de secours. Les entretiens de Claude Levi-Strauss sont une belle façon de se familiariser avec l'oeuvre de celui dont on célèbre aujourd'hui le centenaire et la panthéonisation éditoriale de la bibliothèque de la Pléïade. Avec une extrême clarté, Levi-Strauss commente ses travaux, sans esquiver les critiques qui leur furent faites, et en les replaçant toujours dans un contexte historique, culturel, scientifique avec une immense modestie, et une infinie justesse, qui forcent l'admiration.

Le DVD Claude Levi-Strauss proposé par les éditions Montparnasse se compose de l'intégralité de l'échange (5 heures), et d'une sélection d'extraits qui permet de faire le tour de l'oeuvre en moins d'une heure. C'est l'occasion rêvée de pénétrer le coeur du processus d'élaboration et des problématiques soulevées par les mythologiques, les structures élémentaires de la parenté, de voir exposé en des termes simples, et libérés de la glose qui l'entoure habituellement, le sens du travail du père du structuralisme français. Grand moment garanti.

Dans l'abondante littérature qui accompagne la sortie du volume de Levi-Strauss dans la bibliothèque de la pléiade, voir l'interview passionnante publiée sur le site Nonfiction, en trois parties, I, II et III.

lundi, avril 28, 2008

Vlaminck, Un instinct fauve au Sénat

L'exposition Vlaminck (1876 - 1958) présentée actuellement au Sénat se consacre aux premières années du peintre fauve, de 1900 à 1915, période elle-même scindée en deux, marquée par la césure de 1907 et la découverte de Cézanne qui réoriente sensiblement le travail de la couleur. La couleur, c'est bien la grande affaire de Vlaminck, comme on peut lire ici ou là (La Croix, Rue 89, F3 et ici et encore là). Les premières années dans le compagnonnage de Matisse et Derain sont effectivement marquées la vigueur du colorisme, qui n'est cependant pas si débridé que cela. Je m'explique. Trop de commentaires abusent d'une rhétorique de la "férocité", "l'explosion", le "déchaînement" sans règle des pigments sur la toile. Peut-être est-ce ainsi que ces toiles furent perçues en leur temps.

Le spectateur 2008 trouvera peut-être que la tempête colorée paraît plus sage avec le recul, révélant (peut-être) du même coup ce qui est au coeur de la démarche. Les tableaux de Vlaminck sont à leur meilleur lorsqu'ils mettent en scène non pas une explosion débridée mais plutôt cette tension interne au panneau, entre les couleurs et les formes, les unes toujours sur le point de déborder ou de faire éclater les autres, mais sur le point seulement, et sans toutefois gommer les formes de la figuration. Des blés rouges, des nuages roses, des ponts multicolores sur la seine, avec leurs reflets bleus, ocres, verts : tout semble rôtir, rougeoyer d'une intensité particulière, à la lisière de l'écartèlement. Les couleurs travaillent l'organisation du tableau, elles dynamitent la représentation du réel, mais n'explosent pas tout à fait et ne rompent pas les amarres avec lui. Sauf en de très rares exceptions, il est vrai, qui flirtent alors avec l'abstraction, ou l'expressionnisme abstrait.

Il est d'autant plus remarquable que le peintre se soit livré à ce travail sur la couleur sur le ciel grisâtre de la région parisienne et Chatou, lorsque ses congénères ne juraient qu'au soleil du Midi. Mais rapidement Vlaminck prend acte des limites du colorisme excessif : « Le jeu de la couleur pure dans laquelle je m’étais jeté à corps perdu ne me contentait plus. Je souffrais de ne pouvoir frapper plus fort, d’être arrivé au maximum d’intensité, limité que je demeurais par le bleu ou le rouge du marchand de couleurs ».

Une deuxième chose frappante, dans les toiles exposées là, vient de la récurrence du thème de la fumée, celle de la cigarette, de la pipe, de la cheminée d'usine ou du remorqueur, des nuages... Il y a peu de tableaux où ce thème est totalement absent. Or la fumée est un élément central de toute réflexion sur la forme et le visible : par son évanescence, sa précarité, la fumée illustre la tension de la forme et de l'informe, de l'émergence et de la disparition. On se rappelle du beau livre d'Henri Atlan sur ce thème.

La découverte de Cézanne en 1907 marque un point de non retour. Comme s'il était parvenu au terme de son exploration de la couleur, Vlaminck travaille sur les formes de l'espace fragmenté, les distorsions de perspectives, dans les tons bruns, gris, ocres, inspirés du cubisme. C'est aussi l'occasion d'une autre approche sur la couleur, par des effets de contraste, la clair / obscur, la superposition de blancs et noirs, rouges et verts (Les toits rouges), des hameaux colorés entr'aperçus à travers ls branchages sombres. Dans ces tableaux, on perçoit encore la leçon de Cézanne.

Le visiteur croisera bien sûr au fil de l'exposition le galeriste Ambroise Vollard (toujours lui), grâce à qui le peintre acquit renommée et fortune. Les pièces de céramique (jarres, assiettes) réalisées sur ses conseils avec André de Metthey, méritent le coup d'oeil. Enfin, les quelques magnifiques statuettes d'art premier dont Vlaminck fut un précoce défenseur et collectionneur, en regard des tableaux d'avant guerre, aux couleurs souples, douces, presque effacées dans la brume (toujours la fumée), fournissent des éléments pour une lecture de Vlaminck au moins autant marquée par le travail sur la forme que sur la fascination de la couleur.

Vlaminck, un instinct fauve, exposition au musée du Luxembourg, 19, rue de Vaugirard, Paris VIe - jusqu'au 20 juillet - lun. et ven. de 10h30 à 22h, mar., mer., jeu. et sam. de 10h30 à 19h, dim. de 9h à 19h - Rés.: 08-92-684-694 - 6€/11€.

lundi, avril 21, 2008

Les journées qui ont fait la France chez Gallimard

La collection des "Journées qui ont fait la France" chez Gallimard offre toujours de jolis moments de lecture. Les classiques des classiques, comme Le Dimanche de Bouvines (Georges Duby, avec une préface-leçon de Pierre Nora) ou L'assassinat d'Henri IV (Roland Mousnier) se dévorent d'une traite. Plus récemment, Varennes (Mona Ozouf : ab-so-lu-ment fantastique) ou le massacre de la saint Barthélémy (Arlette Jouana) font partie d'une série de volumes qui renouvellent et enrichissent la célèbre série initiale des "30 journées qui ont fait la France" créée il y a plus d'un demi siècle.

Ce qui frappe déjà à première vue, c'est l'ambition de la collection de se pencher sur des "événements fondateurs", un peu à la façon des "lieux de mémoire", pour mettre en évidence leur signification dans le cours historique, la façon dont ils illustrent ou incarnent dans les faits ou dans le souvenir des mutations de long terme, l'esprit d'une époque, un certain rapport au monde.

Varennes, c'est la "fuite" du roi Louis XVI : c'est la journée où l'impensable se produit : le roi a déserté son peuple. Celui dont on ne savait trop que faire après 1789, mais qui restait nimbé d'une sorte d'aura sacré, en tant que personne garante de l'unité et de l'intégrité de la nation, a voulu fuir. Le 21 juin 1791, il n'y a ni bataille, ni effusion de sang, il n'y a en somme aucun des éléments associés à la "journée révolutionnaire". Et pourtant, à Varennes, Louis XVI s'est décapité lui-même. Pendant ces quelques heures de voyage, la France s'est trouvée "sans roi" et sa fuite marque l'entrée de fait dans un ordre des choses où la souveraineté passe de la personne royale à l'assemblée nationale.

Dans son dernier livre sur la Saint Barthélémy, Arlette Jouanna (voir également l'excellent dictionnaire des guerres de religion) met elle aussi en lumière la signification politique du 24 Août 1572. Mené comme une enquête policière (qui a tué Coligny ?), l'auteur démêle les paradoxes de l'événement (la tuerie juste après les fêtes de réconciliation, les assassinats perpétrés par la population, malgré les appels au calme du roi) et souligne la façon dont on s'efforce alors, dans l'entourage de Charles IX, de distinguer les questions religieuses d'une part, et politiques d'autre part. C'est le début d'une réflexion promise à un riche avenir, jusqu'à notre laïcité. C'est aussi l'événement qui pose la question du statut du pouvoir royal : pour assurer la paix, le roi doit-il être radicalement sacré, au dessus de la mêlée, détenteur du pouvoir absolu ? Ou doit-il au contraire être l'arbitre d'un gouvernement collégial, entouré des représentants des grandes composantes de la nation, animateur d'une politique des compromis ?

Depuis Louis XIV, on sait que la première solution devait l'emporter. Mais elle n'avait rien d'inéluctable, et c'est tout l'intérêt de cette présentation des événements, de les replacer dans les mutations de long terme (qui les relativisent), mais aussi de les restituer dans leur actualité, c'est-à-dire cette sorte de "flottement des possibles" : quelque chose s'est passé, qui aurait pu ne pas être, devant lequel on ne sait pas trop que faire, et qui finit par infléchir ou accélèrer le cours historique dans une direction qui n'était pas déterminée. Dans tous ces événements, on ressent cette sorte d'hésitation de l'histoire, ce "flottement" constitutif, au double sens du terme. Constitutif parce qu'il est inhérent à l'événement historique, mais aussi parce qu'il le constitue, et le désigne comme fondateur. Moins pour ce qu'il apporte de victoires ou de conquêtes que par les questions structurantes qu'il met à jour.

27 juillet 1214, Le dimanche de Bouvines, Georges Duby, Gallimard
24 Aout 1572, La Saint Barthelemy, les mystères d'un crime d'état, Arlette Jouanna, Gallimard
21 Juin 1791, Varennes, la mort de la royauté, Mona Ozouf, Gallimard
14 mai 1610, L'assassinat d'henri IV, Roland Mousnier, Gallimard, Folio
Site de la collection "Les journées qui ont fait la France"

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Les soldats de Xian à la Pinacothèque de Paris

Les réservations sont ouvertes pour l'exposition de la Pinacothèque. Après celle organisée au British Museum tout récemment, celle de Paris paraît plus sobre, et de ce que l'on peut lire ici ou là, plutôt réussie. Vu la configuration de l'espace en sous sol, cela tient certainement du miracle.

Les soldats de l'éternité. A la Pinacothèque de paris, sur réservation, jusqu'au 14 septembre 2008.

dimanche, avril 20, 2008

Architecture à Barcelone au début du 20ème siècle

A Barcelone, il suffit de quelques stations de métro pour revivre la joute architecturale du premier quart du XXème siècle, et passer des bâtiments de Gaudi (Casa Mila et Basa Batlo) au pavillon de l'Allemagne de l'exposition universelle de 1929 par Mies van der Rohe. L'architecture "moderniste" de Gaudi, avec ses formes un peu folles, fantaisistes, inspirées de la nature, offre un contraste saisissant avec la simplicité et l'austérité fonctionnelle d'un mouvement comme le Bauhaus allemand (fondé à Weimar en 1919), ou l'architecture américaine type Sullivan, auteur de la célèbre maxime "form follows function".

L'architecture de Gaudi (1852-1926), s'inscrit dans la mouvance de l'art nouveau, en vogue au début du siècle (voir également Lalique, autre amoureux de la nature, et le Palau de la Musica Catalana, par Montaner, autre illuminé moderniste). C'est une figure centrale de "l'esthétique de l'ornement" condamnée par le théoricien Adolf Loos, au début du siècle, comme antithétique de l'art moderne.

Il faut réellement se rendre sur place pour prendre toute la mesure de ce que l'exubérance architecturale peut signifier. La Casa Batlo est un hommage aux formes de la vie marine : des colonnes en forme d'ossements animaux, rampes d'escaliers en forme de tentacule. Au plafond, des reliefs évoquent les tourbillons, remous et clapotis de l'eau. Au dessous des fenêtres et baies vitrées hypercolorées, dont l'armature en bois est traitée comme de la matière molle, le visiteur observe un système d'aération fait de panneaux de bois pivotants, inspirées des branchies. L'air et les habitants circulent entre les pièces d'une façon libre : le bâtiment nautilus est un organisme vivant. Les poignées de porte, les pièces de mobilier (table, chaise) sont conçues de même, à partir des formes du corps humain ou de la main : une poignée de porte est moulée sur la main, comme une empreinte à l'envers, pour garantir le confort d'une utilsiation sans heurts, harmonieuse. On est loin des formes pures du fonctionnalisme, et l'on voit bien que le souci de l'usage peut donner des philosophies esthétiques tout à fait opposées.

La Casa Mila propose un traitement de la façade devenue aujourd'hui centrale pour l'architecture contemporaine (voir l'exposition du moment à la cité de l'architecture) : libérée de sa fonction porteuse au profit de colonnes disséminées ça et là dans le bâtiment, la façade s'allège et devient une sorte de rideau purement décoratif. L'ornement prend le dessus sur la structure, jusqu'à l'effacer au regard.

La visite de la Sagrada Familia est en elle-même tout un poème et vaut le voyage : déjà, payer pour la visite d'un bâtiment dont on participe à l'achèvement, c'est tout de même quelque chose. Ensuite, les piliers comme des branches d'arbres, forment une forêt dressée à des hauteurs vertigineuses. Posés en haut des tours, visibles depuis l'extérieur, des régimes de banane, de citron vert, des corbeilles de pommes ou d'oranges rappellent la sensibilité naturaliste. La façade de la nativité, avec ses cavités, ses plis et replis de type rocaille est à elle seule un défi à la vraisemblance, au raisonnable, à tout ce qui touche de près ou de loin au "bon goût".

Son professeur à l'école d'architecture aurait dit du jeune Gaudi : "je ne sais pas si nous diplômons un génie, ou bien un fou". Plus d'un siècle plus tard, quelques jours de visite à Barcelone donnent un début de réponse.

Pour aller plus loin, voir la belle série de DVD consacrés à l'Architecture, aux éditions Arte.

samedi, avril 19, 2008

Zoran Music à Barcelone, par Jean Clair

De retour de Barcelone, je mentionne la magnifique exposition Zoran Music (mort en 2005) organisée au premier étage de la Casa Mila (Pedrera) à Barcelone (voir un article ici). Exposition gratuite, mais pas au rabais. Car tandis qu'au musée du Luxembourg on paie une fortune pour voir dans la bousculade quelques tableaux choisis, c'est ici toute la carrière de Zoran Music qui est montrée, (130 oeuvres, dont certaines inédites) des oeuvres figuratives des premières années jusqu'aux portraits de la fin, en passant par la période abstraite, et les toiles de la série "nous ne sommes pas les derniers", certainement les plus connues du peintre. Certaines d'entre elles ont fait les riches heures des couvertures de livres de poche de Robert Antelme, Raul Hilberg, Semprun (ils aiment bien Music chez Gallimard). Un très beau film d'interview ponctue la visite, qui est une chance donnée de pénétrer l'intimité d'une oeuvre parmi les plus vibrantes du XXème siècle.

Le parcours de l'exposition montre le travail de Music avant sa déportation à Dachau peinture figurative de paysages italiens (lagune, chèvres et bergers des appenins) de très belle qualité plastique. Revenu à Venise, les peintures reprennent les mêmes thèmes, mais ramenés à l'épure, avec un motif plus simples, et toujours ces tons pastels, ces tracés comme à la craie de couleur.

Bientôt, c'est la "mode" de la peinture abstraite, et Music s'essaie au non figuratif, à partir d'un travail sur les collines et les reliefs désertiques, désolés, des environs de Sienne. C'est du fond de ces paysages valonnées, et de l'insatisfaction où le laisse une forme d'art qui ne lui correspond pas, que les figures de la mort vont ressurgir. Voir cette lente et progressive apparition des cadavres des camps dans l'oeuvre de Music, des années après la sortie de Dachau, comme s'il avait fallu tout ce temps pour que la mémoire se fortifie, et trace son chemin dans l'oeuvre jusqu'à maturité, est une expérience que l'on recommande.

A lire également, le bouquin de Jean Clair, La barbarie ordinaire, Collection blanche, Gallimard
Zoran Music, de Dachau à Venise, Pedrera, Barcelone, jusqu'au 18 mai.
Voir également ici.