jeudi, février 22, 2007

Les jardins d'Adonis

Derrière un titre à la fois énigmatique (les jardins d'Adonis) et très précis (la mythologie des aromates en Grèce) se cache un contenu à la fois très clair et très vaste.

A travers l'analyse des cérémonies en l'honneur d'Adonis, Marcel Detienne montre comment les aromates se situent dans un vaste système à la fois social, sexuel, culturel, naturel, religieux. Les aromates sont placés à la pointe supérieure d'un continuum alimentaire et culturel dont les céréales représentent le juste milieu, à l'opposé de la laitue et des herbes folles.

Tout est une question de cuisson et de fertilité : l'homme doit viser l'état de la "bonne cuisson" des aliments, de la saine fécondité, le juste équilibre entre le sec et l'humide, le haut et le bas. Chaque plante a sa place. Certaines plantes ne sont bonnes que pour les bêtes sauvages, et causent l'impuissance sexuelle de l'homme, comme la laitue ocar ce sont des plantes humides, froides. D'autres conviennent mieux, comme blé mûr de l'été, les fruits, qui poussent après une lente maturation (une sorte de coction interne), sous l'égide de Déméter.











Les parfums comme l'encens ou la myrrhe que l'on brûle et dont la fumée monte au ciel, sont la nourriture des dieux. Mais cette combustion est trop rapide pour l'homme. Tout un réseau de correspondance construit ainsi le sens social, religieux et alimentaire du parfum en référence à la vie saine et équilibrée de l'homme grec.

En déployant toutes les ramifications du parfum dans son univers culturel et cultuel, Marcel montre qu'ils sont enfin conçus comme des agents de proxémie. Ils permettent de situer la juste position des hommes par rapport aux dieux, et par rapport aux femmes, selon qu'on les brûle ou qu'on les noie. Par la fumée des parfums qui monte au ciel, les hommes attirent et se rapprochent des Dieux. Les parfums permettent de gérer la distance verticale entre le monde "d'en bas" et le monde "d'en haut".















Mais ils permettent aussi de gérer la distance horizontale entre les hommes et les femmes. En effet, si l'on prépare les aromates non plus à la flamme du feu mais à l'eau chaude, et que l'on prépare des huiles, des parfums, les aromates deviennent des agents de séduction (filtres d'amour) qui permettent de passer en revue la gamme des rapports de séduction, de la proximité sexuelle la plus débridée (mais stérile et sans lendemain) au repoussoir de la puanteur, en passant par le rapport normal et sain du mariage, seul véritablement fécond (pour les grecs).

Le livre, illustré de nombreux schémas, est une exploration magnifique de la culture grecque. Les Jardins d'Adonis, Marcel Detienne, Gallimard, 25 euros.

lundi, février 12, 2007

Eloge de l'abject

Connaissez-vous François Dagognet ? C'est un philosophe très sympathique. Il s'est fixé ici un objectif curieux à première vue. Il veut revaloriser les débris, les déchets, les détritus, du mépris ontologique où on les tient. Il explore les mérite du gras, du rebus, des morceaux disloqués, il déniche la valeur et la dignité des matières méprisées, le sale, le détruit, le brisé, pour les relever de la déchéance qui les frappe.

Le déchet a (au moins) deux qualités : (i) d'une part, c'est de la matière, la vraie, pas ce faux semblant de matière que sont les objets du quotidien, intacts, décorés, recouverts de matériaux précieux, qui sont plutôt de la matière idéalisée, des projections de l'esprit.

Il y a bien un dualisme, un purtanisme et un idéalisme au coeur de notre perception de la matière. Depuis Platon, a continuellement cherché à dévaloriser ou (ce qui est la même chose) annoblir la matière (grâce à des procédés de décoration, de sublimation, de plaquage, de limage, de polissage), et même quand on croit remettre le matériau "noble" au centre (le bois, la pierre), c'est encore l'esprit que l'on élit, et certaines matières (robustes, belles, intactes, unies) au détriment des autres. Le dualisme nous poursuit. Le déchet, lui, c'est de la matère brute, sans idéalisation, c'est ce qui reste quand l'esprit s'en va.

Deuxième mérite du déchet : il incarne vraiment l'individuel. Le déchet est absolument unique, il s'impose par son unicité contre le modèle standard, l'objet neuf fabriqué en série. d'où son intérêt pour les artistes plasticiens, dont les travaux inspirent l'auteur.

On pourrait penser le projet un peu futile. D'ailleurs la première partie est plus forte que les autres, sur le gras et les cailloux. Il y manque aussi une philosophie du puant, du visqueux, du collant, du vomi. D'une certaine manière, Dagognet s'en tient aux débris visuels, du sens le plus noble, et n'échappe pas tout à fait à la hiérarchie qu'il dénonce lui-même, bien que ce petit livre se présente comme une première pierre d'un édifice plus vaste.

Mais cette lutte contre le cloisonnement et la hiérarchisation des matières pour la revalorisation du dégradé a son intérêt philosophique et sociale : mépriser les déchets, ce n'est pas seulement adopter une vision idéaliste de la matière, c'est aussi rejeter les hommes chargés de s'en occuper, les éboueurs, les nettoyeurs. Ce n'est pas la mise en garde la moins utile de ce petit livre. Regarder les déchets, ça forme l'esprit. Et l'on cite pour finir le mot de bergson, dénonçant l'intelligence qui se calque sur les solides et en retire le goût des définitions stables, arrêtés, des découpages :

"quelle est la propriété de la matière brute ? Elle est étendue ; elle nous présente des objets extérieurs à d'autres objets, et, dans ces objets, des parties extérieures à des parties.
L'intelligence de ne représente clairement que le discontinu." (L'évolution créatrice)

Dagognet propose une exploration joyeuses des poubelles, ce qu'on aurait pas cru possible. Ce tour de force mérite à lui seul le détour. François Dagognet, des détritus, des déchets, de l'abject, une philosophie écologique, Les empêcheurs de penser en rond.

D'autres posts viendront car la bibliographie de Dagognet est alléchante : un livre sur Etienne-Jules Marey, d'autres sur la peau, les objets, les surfaces...

jeudi, février 08, 2007

Le Tintoret à Venise

Rien de tel qu'un petit séjour à Venise pour faire de belles (re)découvertes artistiques. Cette fois-ci, Le Tintoret (1518-1594), de la Scuola Grande San Rocco à l'église san Giorgio Maggiore en passant par le paradis du palais des Doges et l'Académia. Afin de bien situer le bougre, disons que le Tintoret sévit plutôt dans la seconde moitié du XVI siècle, avec Véronèse, c'est-à-dire APRES Le Titien et Giorgione (première moitié du XVI), et AVANT Le Caravage, fin XVI début XVII. Le Tintoret, c'est donc le plein maniérisme italien, l'expressivité du geste, le dynamisme dans les poses, l'allongement et l'amaigrissement des figures, la dramatisation par la lumière (avant le Caravage). On est saisi devant les raccourcis, les figures brossés à traits rapides, filaments blancs fantomatiques mouvant comme des spectres, dans des grands couloirs de perspective.

En revanche, on ne peut plus saisir grand chose aujourd'hui du "colorisme" du peintre vénitien. Il paraît que les couleurs du Teinturier ont souffert du passage du temps : le rouge a viré au rose, le vert au brun, le bleu au gris de plomb. Quel dommage ! A vrai dire, il y a très peu de toiles de Tintoret qui m'aient véritablement touchées dans leur ensemble. Dans le tohu-bohu de ses grandes compositions, il y a surtout, de temps en temps, une figure forte, qui se détache et fait preque oublier le reste du tableau. Le Christ dressé devant pilate, la servante au premier plan de la Cène, les femmes évanouies au pied de la Crucifixion.

A la scuola grande, qualifiée de "chapelle sixtine du Tintoret" - le mot n'est pas trop fort - le commentateur de l'audioguide s'émerveille aussi devant ce "réalisme populaire" nouveau à l'encontre de "l'idéalisme aristocratique" d'un Titien. Cela me semblera toujours quelque chose d'étrange que le "réalisme" soit systématiquement du côté du "populaire" et des braves gens du peuple. Il n'y a qu'à regarder l'annonciation du Tintoret, le lit à baldaquin, les anges, le mur de briques entr'ouvert pour nuancer le terme aussi bien de réalisme que celui de populaire. Mais après le découpage historique à la serpe énoncé plus haut, ce n'est pas moi qui oserait protester.