lundi, février 12, 2007

Eloge de l'abject

Connaissez-vous François Dagognet ? C'est un philosophe très sympathique. Il s'est fixé ici un objectif curieux à première vue. Il veut revaloriser les débris, les déchets, les détritus, du mépris ontologique où on les tient. Il explore les mérite du gras, du rebus, des morceaux disloqués, il déniche la valeur et la dignité des matières méprisées, le sale, le détruit, le brisé, pour les relever de la déchéance qui les frappe.

Le déchet a (au moins) deux qualités : (i) d'une part, c'est de la matière, la vraie, pas ce faux semblant de matière que sont les objets du quotidien, intacts, décorés, recouverts de matériaux précieux, qui sont plutôt de la matière idéalisée, des projections de l'esprit.

Il y a bien un dualisme, un purtanisme et un idéalisme au coeur de notre perception de la matière. Depuis Platon, a continuellement cherché à dévaloriser ou (ce qui est la même chose) annoblir la matière (grâce à des procédés de décoration, de sublimation, de plaquage, de limage, de polissage), et même quand on croit remettre le matériau "noble" au centre (le bois, la pierre), c'est encore l'esprit que l'on élit, et certaines matières (robustes, belles, intactes, unies) au détriment des autres. Le dualisme nous poursuit. Le déchet, lui, c'est de la matère brute, sans idéalisation, c'est ce qui reste quand l'esprit s'en va.

Deuxième mérite du déchet : il incarne vraiment l'individuel. Le déchet est absolument unique, il s'impose par son unicité contre le modèle standard, l'objet neuf fabriqué en série. d'où son intérêt pour les artistes plasticiens, dont les travaux inspirent l'auteur.

On pourrait penser le projet un peu futile. D'ailleurs la première partie est plus forte que les autres, sur le gras et les cailloux. Il y manque aussi une philosophie du puant, du visqueux, du collant, du vomi. D'une certaine manière, Dagognet s'en tient aux débris visuels, du sens le plus noble, et n'échappe pas tout à fait à la hiérarchie qu'il dénonce lui-même, bien que ce petit livre se présente comme une première pierre d'un édifice plus vaste.

Mais cette lutte contre le cloisonnement et la hiérarchisation des matières pour la revalorisation du dégradé a son intérêt philosophique et sociale : mépriser les déchets, ce n'est pas seulement adopter une vision idéaliste de la matière, c'est aussi rejeter les hommes chargés de s'en occuper, les éboueurs, les nettoyeurs. Ce n'est pas la mise en garde la moins utile de ce petit livre. Regarder les déchets, ça forme l'esprit. Et l'on cite pour finir le mot de bergson, dénonçant l'intelligence qui se calque sur les solides et en retire le goût des définitions stables, arrêtés, des découpages :

"quelle est la propriété de la matière brute ? Elle est étendue ; elle nous présente des objets extérieurs à d'autres objets, et, dans ces objets, des parties extérieures à des parties.
L'intelligence de ne représente clairement que le discontinu." (L'évolution créatrice)

Dagognet propose une exploration joyeuses des poubelles, ce qu'on aurait pas cru possible. Ce tour de force mérite à lui seul le détour. François Dagognet, des détritus, des déchets, de l'abject, une philosophie écologique, Les empêcheurs de penser en rond.

D'autres posts viendront car la bibliographie de Dagognet est alléchante : un livre sur Etienne-Jules Marey, d'autres sur la peau, les objets, les surfaces...

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