lundi, juillet 14, 2008

Ernest Pignon-Ernest à L'île sur la Sorgue

Sur la route des vacances, et pour tous ceux qui auraient la chance de passer l'été près de l'Isle sur la Sorgue, ne manquez pas la délicate et subtile exposition consacrée à Ernest Pignon-Ernest, dans la non moins délicieuse et délicate maison de René Char.

Ernest Pignon-Ernest est un artiste dont le travail (original) consiste (en gros) à choisir d'abord un espace urbain chargé de sens, pour y placer un dessin relatif à l'histoire du lieu par exemple, dessin qui sera ensuite photographié in situ, photographie qui sera elle-même retravaillée, complétée, puis sérigraphiée ou re-photographiée.

L'enjeu de ce dispositif aux multiples interventions enchâssées consiste, comme il est bien dit dans les interviews et les textes que l'artiste consacre à son travail, à mettre en scène les espaces urbains eux-mêmes, qui sans cette intervention passeraient inaperçus : "... au début il y a un lieu, un lieu de vie sur lequel je souhaite travailler. J'essaie d'en saisir à la fois tout ce qui s'y voit et, dans le même mouvement ce qui ne se voit pas : l'histoire, les souvenirs enfouis, la charge symbolique... Dans ce lieu réel, je viens inscrire un élément de fiction, une image (le plus souvent d'un corps à l'échelle 1). Cette insertion vise à la fois à faire du lieu un espace plastique et à en travailler la mémoire, en révéler, perturber, exacerber la symbolique..." Pignon-Ernest revisite ainsi quelques-uns des lieux hantés par les grandes figures nationales de notre panthéon littéraire : Nerval, Rimbaud, Artaud, Genet (le choix de ces figures n'étant pas non plus anodin). C'est finalement l'inverse du ready-made : au lieu d'extraire un objet de la rue pour l'exposer dans un musée, on expose une oeuvre dans la rue pour révéler quelque chose de la rue elle-même.

Exposant des espaces plutôt que des oeuvres, des processus dynamiques plutôt que des objets fixes, à la croisée de l'affiche, de l'art des rues et du dessin académique, mêlant plusieurs formes d'art (dessin, architecture, sérigraphie, photographie), le processus créatif de Pignon-Ernest est à lui seul l'occasion d'une méditation poétique dont on mesurera toute la fécondité dans les salles du musée Campredon, ou dans les pages de la très belle monographie que voici.

Je mentionne également l'exposition qui lui est consacrée à Avignon, Chapelle Saint Charles, jusqu'au 27 Juillet. Renseignements utiles sur le site officiel de l'artiste.

Exposition "Ernest Pignon-Ernest, Les icônes païennes", Hôtel Campredon - Maison René Char, 4 juillet - 4 octobre 2008.

Ganagobie

Pour tous ceux qui auraient la chance de passer l'été en Provence, deux conseils de balade sur les terres de l'architecture religieuse romane. Au programme : magnifiques panorama, églises de charme et sérénité.

Moins connue que les trois sœurs cisterciennes de Sénanque, Thoronet et Silvacane, le monastère Notre Dame de Ganagobie, située près de Manosque, et perchée sur un plateau rocheux surplombant à pic la Durance, mérite le coup d'oeil et davantage.

Plusieurs éléments d'architectures attireront l'oeil du visiteur. D'abord, le splendide portail sculpté qui se détache sur la façade nue, juste percée d'un oculus. Grande sobriété, mais pas le dépouillement a-décoratif cistercien. Le Christ en majesté accompagné des évangélistes (et leurs animaux symboliques ange, taureau, lion, aigle) surplombent les apôtres et illustrent les différentes vertus exigées du chrétien.

Ensuite, le très beau pavement de mosaïque, tout autour de l'autel dans l'abside et dans le transept, sur le thème de la lutte du bien et du mal, des quatre éléments. C'est toujours le signe du rattachement de l'abbaye à l'architecture clunisienne (et non pas cistercienne). Ici le décor est isolable, localisable dans le mur et joue vraiment sa fonction d'ornement, d'ajout mentalement détachable de la structure, à l'inverse des églises baroques, des palais maniéristes, des maisons modernistes, où "tout est décor".

Enfin, les splendides escaliers de marches simples, celles qui mènent à l'orgue, ou celui que l'on voit furtivement par une ouverture dans le mur descendre dans le cloître adjacent. Ceux-là sont des pièces d'architecture vraiment splendides.

Dans la foulée, ne manquez pas la visite du prieuré de Salagon et ses jardins (jardin des simples, jardin médiéval, jardin des parfums...). Dans l'église (XIè - XIIè siècle), visitez les fondations d'une ancienne villa romaine, admirez les pierres taillées placées de-ci, de-là, au-dessus des colonnes ou dans les murs, et les vitraux contemporain dessinés par Aurélie Nemours.

jeudi, juillet 10, 2008

Le comte de Monte Cristo

Texte foisonnant, "page-turner" diabolique, mythe moderne, le comte de Monte-Cristo est à la fois (i) le roman de la vengeance, (ii) le roman de l'argent (iii) et la formulation d'une question-clé de son époque, sur la justice et la responsabilité : jusqu'où s'étend la responsabilité des hommes, et jusqu'où leur droit de réclamer réparation ?

D'abord quelques mots sur l'histoire, que tout le monde ou presque connaît dans ses grandes lignes. Edmond Dantès, jeune marin fiancé à la belle Mercédès, voit ses projets d'avenir anéantis par la jalousie et la cupidité de ses compagnons. Injustement calomnié (accusé de bonapartisme en pleine Restauration), il est enfermé 14 ans dans les sinistres cachots du château d'If par la faute d'un premier rival jaloux de son amour, d'un second jaloux de sa réussite, la duplicité d'un juge ambitieux craignant pour sa carrière, et la lâcheté d'un quatrième incapable de dénoncer les autres.

Aidé par un abbé compagnon d'infortune qui lui transmet avant de mourir le secret d'un colossal trésor, le jeune homme qui ne l'est plus tant que ça s'évade et revient dans le monde sous les traits d'un Comte richissime, décidé à se venger des hommes qui ont voulu sa perte, et qui ont depuis acquis position, considération, et fortune. Mais il n'est pas question d'assassinat. Il faut à Monte-Cristo un châtiment plus terrible, plus lent, comme un retournement inexorable de fortune, une succession de hasard funestes qui laisse tout le temps aux coupables de sonder au fond d'eux-mêmes les raisons des malheurs qui les frappe. Ce sera la destruction méticuleuse et progressive de tous les projets d'avenir bâtis sur les enfants, la ruine financière et morale, la honte publique qui poussent à la démence, ou au suicide. Il faut donner à ses ennemis l'illusion de se hisser très haut avant de leur retirer une à une les choses qui leur tiennent le plus à coeur.

La cabale, la fascination de l'Orient et ses poisons, la corruption de l'argent, Dumas revisite tout cela et bien plus encore, ce qu'il faut de compromissions pour s'élever dans la société au détriment des autres, les stratagèmes et les intrigues pour se faire justice sans se faire prendre. Supérieurement intelligent, enivré par la toute puissance que lui procure sa fortune, Dantès / Cristo d'abord simple et naïf gagne progressivement en épaisseur et densité, pour explorer chez lui et les autres toute la variété des sentiments humains, de la haine à la tendresse, la honte, la peur, l'hypocrisie. Exploration passionnante, que l'on a plaisir à faire avec lui.

Le personnage de Villefort est un régal. Procureur du roi, hanté par le souvenir d'un fils illégitime mort-né d'une relation adultère avec madame Danglars (épouse d'un rival de Dantès) il reconnaît son enfant sous les traits d'un accusé qu'il vient de condamner à mort, pendant qu'au même moment, chez lui, sa femme se suicide après avoir empoisonné l'ensemble de la famille (voir schéma ci-dessous). Il sombre dans la folie. Il y a véritablement quelque chose de jouissif à voir converger peu à peu les milles ramifications du plan terrible de Dantès. Tension, complexité psychologique, suspense, alliances contre-nature, morts suspectes et résurrections miraculeuses, Dumas joue toute la gamme.

Le Comte de Monte Cristo est aussi le roman de l'argent, qui permet tout et qui fascine. La libéralité du Comte vis-à-vis de ses amis n'a d'égale que sa toute puissance financière, l'accès au savoir absolu, sa capacité à manipuler le coeur des hommes corrompus et les diriger à leur insu vers une issue fatale. Le chapitre intitulé "Le Dîner" est un joli morceau de bravoure, et pour ceux que le thème de la curiosité intéresse, un must absolu.










Enfin, d'un point de vue symbolique, le roman de Dumas pose également des questions symptomatiques de l'époque post-révolutionnaire. Et c'est en ce sens, quoique de façon différente des Trois Mousquetaires ou de la Reine Margot, que le Comte de Monte Cristo est un roman historique.

1789 a rompu les déterminismes classiques, et les fils se sont affranchis des déterminismes de leur naissance, de la condition de leurs pères, et de l'hérédité du sang de la lignée. Mais dans le même temps cette liberté, en redistribuant les positions sociales, a semé la confusion, et permis aux uns de bâtir des fortunes sur le malheur des autres, plus faibles. Une injustice remplace une autre. La maxime de l'Exode, qui veut que ces fils rendent compte de la faute de leur père, jusqu'à la troisième et quatrième génération, est une référence permanente tout au long du roman.

Décidé à briser chez ses ennemis ce qu'ils ont de plus précieux, le Comte s'en prend d'abord à leurs enfants, aux projets d'avenir et de promotion sociale qui leur sont associés. Gagné un temps par le doute, il hésite finalement à faire porter sur leur progéniture le poids de son terrible projet. Ce n'est rien moins que la formulation, en filigrane certes, et sous forme métaphorique, des questions politiques et philosophiques centrales pour l'époque. Ce travail de symbolisation-là, n'est-ce pas justement le propre du travail d'artiste ?

Voir également : Les trois Mousquetaires, d'Alexandre Dumas.