jeudi, juin 28, 2007

L'esthétique des ruines, suite Qu'est-ce que Détruire, Raser, Dévaster ?


Ce qu'il reste d'une ville lorsqu'elle a été rasée, détruite, bombardée



Après l'expo de Kiefer dont j'ai parlé ici, il y a forcément tout un tas de bouquin à lire (il parait que Anselm a une bibliothèque de plus de 60 mètres de long...), en particulier Celan, Bachmann, des livres sur l'art du paysage romantique, d'autres sur l'esthétique des ruines (voir déjà celui-ci), le roman noir anglais, sans parler des livres de / sur Kiefer lui-même, notamment celui de Lauterwein. Et puis dans les rayonnage de la librairie il y avait également De la Destruction comme un élément de l'histoire naturelle par W.G. Sebald.

Il s'agit de revenir sur la question de la destruction massive des villes allemandes pendant la seconde guerre mondiale, la signification de ce type d'actions dans le cadre d'un conflit armé, et surtout les conséquences sur la population civile. En l'occurrence, l'auteur montre à quel point cette destruction a été frappée de tabou, que personne n'a voulu en entendre parler, à quel point le traumatisme des villes rasées et réduites en cendres a été occulté par la génération d'après-guerre, voire réintégrée dans une idéologie nauséabonde et fascistoïde de la "renaissance du peuple à partir des décombres".

Autant d'éléments qui nous empêchent de comprendre et de visualiser les implications de ce que signifie "détruire une ville" : les incendies gigantesques, et la chaleur qui crée des dépressions et des mini-ouragans sur la ville, les décombres qui tracent comme des chemins de campagne sinueux entre les buildings, etc. Cette image d'une directrice de théâtre dans Dresde détruite, qui sort son balais en espérant avoir fini de nettoyer le désordre avant la représentation de 16h, donne une faible idée de la situation. Dans l'histoire éminemment complexe de la seconde guerre mondiale et sur la responsabilité de la population Allemande dans le conflit, ce livre très court complète utilement la perception du conflit, et donne également à penser sur ce qu'on dû être les bombardements de Londres ou de Pearl Harbor.

PS : en finissant cette note, et par association d'idées, je revois des images très fortes du documentaire diffusé sur TF1 le 12 juin dernier, "Eva Braun, dans l'intimité d'Hitler" : on y voyait Hitler monter sur une estrade devant une foule en liesse, voir la foule se calmer et Hitler rester comme ça debout, pendant quelques très longues minutes, devant une salle comble hypnotisée et devenue totalement silencieuse (de Isabelle Clarke et Daniel Costelle, produit par Louis Vaudeville CC&C).

samedi, juin 23, 2007

Le postmodernisme

Deux petits livres de François Lyotard pour comprendre le postmodernisme - Merci à Maël Renouard du conseil de lecture. Le postmodernisme, c'est l'abandon des grands récits traditionnels de justification du savoir (libération de l'homme, auto-réalisation de l'esprit), la liquidation du projet moderne qui les a vu naître, et son remplacement par une pluralité de micro-récits localisés en fonction des sphères du savoir. Un processus proche de celui décrit par Michaud dans La Querelle de l'art contemporain. Se pose le délicat problème de l'unité de la culture et de la science. Habermas en prend pour son grade : en tentant de restituer cet idéal d'unité par le consensus généralisé de l'opinion, il retombe dans le culte d'un grand récit moderne. Cela sent trop le récit libérateur de l'Aufklärung. Il vaut mieux le liquider plutôt que de les reconstruire sur des bases bancales.

Le postmodernisme expliqué aux enfants / Galilée
La condition postmoderne / Editions de Minuit

Exceptionnelle chute d'étoiles - Anselm Kiefer

Monumentale, poignante, dérangeante, l'exposition Monumenta du Grand Palais mérite son nom et bien d'autres encore. L'occupation de l'espace dans ce lieu gigantesque relèvait déjà du défi, mais du sublime des oeuvres à l'audioguide, en passant par la librairie, l'événement tout entier s'impose comme la réussite culturelle de l'année. Il faut s'y précipiter, car on sent que quelque chose d'important se joue là, un témoignage capital d'une oeuvre essentielle du XXème siècle.

Il y a beaucoup de manières d'entrer dans l'art de Kiefer. On propose la belle approche de Daniel Cohn, dont le commentaire est accessible ici sur le site de l'expo.

L'art de Kiefer n'est pas du genre de ceux à propos duquel on peut dire "c'est beau" : c'est bizarre, c'est "torturé", c'est du "brutal" : les oeuvres de Kiefer correspondent à une esthétique du choc, du sublime, qui vise à la grandeur, et comme le dit très bien Danièle Cohn, "on ne sait pas toujours très bien quoi faire de la grandeur". Dès le départ, on est frappé par la nature à la fois très "pensée", très "réfléchie" de l'oeuvre de Kiefer d'une part, avec ses citations érudites empruntées à tous les pans de la culture, littérature, mythologie, sciences (Paul Celan, Céline, Ingeborg Bachmann, le Nouveau Testament, l'astronomie) et d'autre part cette matérialité massive qui permet le contact brut avec des installations faites de terre, de béton, de tôle ondulée, de couches de peinture superposées un peu à la façon de Pollock. Kiefer le dit lui-même : il n'y a rien à "comprendre" dans ses oeuvres, il ne faut pas chercher à les interpréter mais d'abord à les voir, chacun avec son propre vécu.

Puisqu'il faut y mettre du sien, la première "toile" de l'exposition, Nebel Land, rappelle les ambassadeurs d'Holbein, par le jeu de cache cache qu'elle propose avec l'image de la mort. Dans la toile de la National Gallery, l'anamorphose du crâne au milieu du tableau ne se laisse voir que si le spectateur se place sur le coté. De même Kiefer s'est peint au bas de sa pyramide Aztèque, mais si l'on se déplace et se rapproche le corps disparait sous l'amas de couches de peintures enchevêtrées. Je voulais mettre une photo du tableau prise de côté mais pour une raison inconnue, elle ne s'affiche pas dans le bon sens. Mise en image du cycle de la vie, de l'ensevelissement des corps (et en particulier ceux de la shoah) à leur réapparition / résurrection.

Kiefer explore sans relâche l'esthétique des ruines, les thèmes de la sédimentation, du dépôt. Il offre des visions désolées d'un monde après l'apocalypse : elles conviennent aussi bien à décrire le monde d'après 45 que le monde de l'après 11 septembre. Surtout, la fragilité pointée par Kiefer n'est pas tant celle des choses et des bâtiments, mais plutôt celle des cultures et des civilisations. Il récupère de la tôle du toit de la cathédrale de Cologne car elle a emmagasiné dit-il "400 ans de dogme chrétien" qui sont venu s'y déposer. Il laisse veillir les feuilles de plomb qui lui servent à faire ses livres, les expose aux intempéries, à des mutilations diverses qui sont le signe du passage du temps. Un de ses thèmes de prédilection est en effet la fabrication de livres, il en crée de gigantesques, en plomb, en métal usé, signe d'un savoir perdu, inappropriable, enkylosant. Mais il n'y a pas un morceau de son oeuvre qui ne soit lui-même chargé du poids de sa propre histoire, et diffracte l'oeuvre dans une multitude de directions.

De tout ce volume de mémoire, d'épreuves du temps sédimentées, que peut-on faire ? Se livrer d'abord à une belle méditation sur la vie de la culture, le poids de l'histoire, les relations de l'écriture et de la peinture, le paysage romantique, et de la chute des civilisations. Apercevoir ensuite qu'après la chute vient le renouveau : les tournesols poussent au milieu du blockhaus, des fleurs colorées peuvent jaillir de la terre d'un champ de bataille (maison n°3 : la terre s'ouvre). De fait, le travail de l'artiste n'aura pas peu fait pour exorciser la mémoire lourde de l'Allemagne, qui est aussi la notre, et préparer l'avenir, qui nous est commun. A voir des oeuvres de ce calibre, on s'en rend mieux compte.

Chute d'étoiles, Anselm Kiefer, dans la nef du Grand Palais, jusqu'au 8 juillet