vendredi, décembre 21, 2007

Le Storytelling, Christian Salmon


Deux choses à dire sur le bouquin de Christian Salmon. La première, c'est qu'il est très fortement imprégné d'une tonalité contestataire, à l'encontre (en vrac) du capitalisme mondialisé, de Sarkozy, de Bush, du pentagone et des grandes marques de lessive ou de yaourt. Cette intention polémique peut entraîner certains excès (le tableau du storytelling comme entreprise de propagande et de formatage n'est pas très nouveau, et paraît bien noir et pessimiste quant aux capacités de résistance des individus). On se dit "revoilà la rengaine de la manipulation, de la propagande en démocratie, on vous manipule, on vous ment, etc". Le plus gênant serait que cette verve dénonciatrice occulte le fond du propos, qui revêt un intérêt réel pour comprendre certains aspects de la communication contemporaine.

C'est le deuxième point : ce livre explique dans un langage clair, avec de nombreux exemples, tirés du marketing à la politique, en passant par le management d'entreprise, le succès du storytelling comme un nouveau genre de discours.

Qu'est-ce que le storytelling ? C'est l'art de raconter des histoires, des récits. C'est surtout un mode de discours qui se développe comme un remède miracle pour convaincre, galvaniser, communiquer, gérer, entreprendre dans le domaine des relations humaines. Vous voulez vendre un produit ? Il faut raconter l'histoire de ses créateurs, d'un personnage, d'un terroir (cf le slogan de l'Occitane, "une histoire vraie"). Vous voulez vous faire élire ? Il faut une bonne histoire, la lutte du bien contre le mal, ou le parcours épique de Monsieur Roger M. Brive la Gaillarde, qui a décidé de se lever tôt le matin et qui est un homme remarquable.

Ainsi, dans l'histoire de la communication des marques, l'accent d'abord mis sur le produit (mon produit est le meilleur, le plus performant), puis sur le logo (cf l'analyse de Naomi Klein dans No Logo, sur les efforts déployés par les marques pour faire connaître leurs styles, leurs vision du monde), se déplace vers l'histoire à raconter, avec des personnages, une quête, des adversaires.

L'essor du storytelling, remonte au milieu des anées 1990, avec ce qu'on a baptisé outre-atlantique de "narrative turn" (tournant narratif - pour une critique de ce calendrier, qui n'est pas le plus important, voir ici). Depuis cette époque, Christian Salmon souligne la vitesse avec laquelle les "experts en récits" et tout particulièrement les scénaristes de Hollywood trouvent à se reconvertir dans les domaine du marketing, de la défense nationale, de la politique (de la mise au point de logiciels de simulation crédibles pour le pentagone jusqu'à la confection d'histoires intéressantes pour le président des USA). Le bouquin permet de prendre la mesure des enjeux à l'oeuvre dans le rapprochement des industries de la publicité et du divertissement (Madison & Vine, Scott Donaton) ou le nouvel âge de la communication publicitaire.

Et j'en reviens à mon premier point. Car il est clair qu'au delà de l'objectif et du style polémique de l'ensemble (cela donne aussi au livre un caractère nerveux et enlevé qu'il n'aurait pas sinon) c'est un bouquin qui donne à réfléchir et dont la lecture est recommandée. Elle en suscitera d'autres.

Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et formater les esprits, Christian Salmon, La découverte, 17 euros.

mardi, décembre 11, 2007

Le culte du banal, François Jost


Professeur à la Sorbonne nouvelle, spécialiste de la télévision, François Jost examine la place de la banalité dans l'art, tout au long du XXè siècle.


Le travail de François Jost prolonge celui déjà célèbre d'Arthur Danto sur la Transfiguration du banal, et peut être lu en regard du Culte de l'amateur, d'Andrew Keen. Visiblement porté par les évolutions du web 2.0 ou la télé-réalité, et l'émergence d'une population d'anonymes ou d'objets quotidiens sur le devant de la scène médiatique et artistique, le sujet inspire.

C'est la fontaine de Duchamp qui marque l'entrée fracassante du banal dans l'art. L'artiste est celui qui "transfigure le banal", qui désigne un objet quotidien ready-made et par cette seule volonté l'érige au rang d'oeuvre, et le soustrait à son usage habituel. L'art n'est pas une affaire de travail, de talent, de beauté, il est avant tout affaire d'intention de l'artiste. Or, depuis ce geste fondateur, on est progressivement passé de la transfiguration à la banalisation du banal. Les passages sur Warhol sont parmi les plus suggestifs : avec lui la frontière entre l'art et les médias s'émousse, la volonté de transfigurer banal disparaît. Le banal n'a plus eu besoin d'être extrait de son cadre quotidien, il vaut de plus en plus pour lui-même. N'importe qui peut revendiquer son quart d'heure de visibilité publique. On cherche à montrer le banal dans ce qu'il a justement de banal, d'inintéressant, ou de vulgaire, jusqu'à Loft Story. A moins que les émissions quotidiennes, en extrayant dans le flux continuel des phrases vouées à devenir cultes, ne reproduisent sous une autre forme le geste inaugural de Duchamp. Au fil de ce parcours, et une fois le banal totalement banalisé, surgit par contrepoids l'envie de nouveau, d'originalité, le souhait de voir réapparaître d'authentiques experts, de véritables artistes.

L'ouvrage a le mérite de passer en revue, à la manière des bons manuels universitaires, l'ensemble des auteurs et des courants qui ont fait un sort au banal. Michel de Certeau et sa dénonciation des théories sociologiques généralisantes, négligeant le quotidien, et passant du même coup à côté du réel ; Georges Pérec et la difficulté de réellement cerner le banal : n'est-on pas toujours tenté de ne retenir, dans le banal, que ce qui est le plus remarquable, extraordinaire... et de moins banal ? Bruckner, Finkielkraut... tous ont participé, chacun à leur manière, à la revalorisation du banal et de l'ordinaire en esthétique, en sociologie, en histoire, jusqu'à la politique, dans un mouvement symétrique de celui qui, en art, revalorise les détritus et les épluchures, les déchets. Au terme d'une évolution de près d'un siècle, les conditions étaient réunies pour l'apparition de la télé-réalité, de la télé-poubelle.

François Jost se cantonne à la question de l'art, mais on sait que les philosophes allemands du début du XXème siècle comme Walter Benjamin ou Georg Simmel se sont eux aussi fait connaître en étudiants les objets "banals", les feuilletons, les vitrines, les galeries marchandes, le cinéma ou le grand huit pour y déceler les fondements de la culture moderne. Preuve que le banal, dans sa banalité même a quelque chose d'exemplaire parce que partagé (le four banal était autrefois le four mis en commun dans une commune).

François Jost reste sévère dans sa vision de la télé-réalité comme simple "banalisation" du banal et surtout par sa focalisation sur la dimension visuelle du banal. Dans les concepts de Tv réalité depuis le Loft, il ne s'agit plus seulement de "montrer" le banal. Au contraire, il peut s'agir d'explorer les conséquences du passage brutal de l'anonymat à la gloriole (ce que Jost n'ignore pas), d'observer les progrès accomplis dans un domaine particulier (musical par exemple), ou de confronter le jugement du public au jugement des experts (dans La Nouvelle Star par exemple, ou la dernière édition de la Star Academy). Cette confrontation du jugement de goût et du jugement selon des règles au sein d'une communauté esthétique est un thème majeur de la critique d'art, abordé par Kant. Elle aurait donc eu toute sa place dans un livre sur l'art et le banal. Elle aurait pu compléter le travail effectué, car Jost semble se concentrer largement sur l'aspect visuel du banal et la "voracité de l'oeil" qui n'en est qu'une dimension.

François Jost, le culte du banal, de Duchamp à la télé-réalité, CNRS editions.

lundi, novembre 19, 2007

L'art de l'iran Safavide

La merveilleuse exposition consacrée à l'art de l'Iran Safavide, actuellement au musée du Louvre, ne s'impose pas seulement comme un passage obligé pour la grande qualité des oeuvres exposées, ou la curiosité pour la période abordée. Elle est d'abord initiation à une certaine manière de voir, une éducation du regard.

Dans les tableaux des musées de peinture occidentale, du moyen âge à l'ère moderne, le sujet semble s'imposer de lui-même, au premier plan : des joueurs de cartes, une crucifixion, un café la nuit. Le peintre peut sciemment cacher l'essentiel au second plan, créer une illusion de facilité, mais l'essentiel réside en ceci, que l'on peut assez facilement se faire une idée du sujet présenté (fût-elle fausse), ce qui est toujours plaisant pour l'esprit. Au contraire, les miniatures persanes du XV et XVI siècles sont si denses, et fourmillent de personnages et de scénettes si nombreux, qu'il faut regarder patiemment pour dégager progressivement la logique d'ensemble, ou se reporter au cartouche comme un guide précieux. Ici, sur cette page du Shāh-Nāme de Shāh-Tahmāsp, le titre de l'image, "La fille de Haftvad file du coton grâce au ver sorti d'une pomme ramassée en chemin" ne désigne qu'une toute petite partie du paysage reproduit, comme sur les rouleaux peints chinois. Il est d'autant plus difficile de s'y retrouver pour des yeux néophytes en matière de littérature classique orientale.

L'absence de toute perspective, en mettant chaque personnage sur le même plan, empêche les illusions d'une hiérarchie visuelle trop rapidement construite. Ici, le sujet ne s'impose pas, il faut le chercher, ce qui impose à la fois une posture mentale et physique (se pencher, pliser les yeux) qui est un autre rapport à l'oeuvre.

Ces miniatures, nombreuses et variées, sur les histoires de Shirin et de Rostam sont aussi l'occasion d'une réflexion esthétique toujours stimulante sur les bords du cadre, la frontière du texte et de l'image, et les limites de l'oeuvre. La dynamique de l'hypersaturation pousse l'image, dense, pleine à rabords, hors de son cadre et prolifère, tantôt discrètement (une jambe, une pierre), tantôt franchement, comme ici pour cette vision cosmique de Geyomars, souverain du monde (la proximité avec les représentations chrétiennes de la communion des saints et du christ en majesté est troublante).

Il n'y a pas que l'image qui déborde au-delà du cadre, le texte aussi, utilisé pour ses qualités graphiques, intervient en tant qu'image, ou à l'intérieur du visuel. L'imbrication de l'image et du texte est ici totale. Je le disais au début, l'image se rapproche d'un quasi texte que l'on déchiffre, figure après figure. Il n'y a pas de raison que le texte n'accomplisse la moitié du chemin en sens inverse.

Pour accompagner l'expo, on ne saurait trop recommander la lecture de Mon nom est Rouge, d'Orhan Pamuk.

Le Chant du monde, l'art de l'iran Safavide, Du 7 octobre au 5 janvier 2008, Musée du Louvre.

lundi, novembre 12, 2007

L'architecture de la Renaissance

La collection "découvertes Gallimard" accueille décidément (voir ici) quelques petits bijoux dont on regrette toujours de n'avoir eu connaissance plus tôt. L'opuscule consacré à la renaissance de l'architecture est à la fois simple, dense, suggestif et richement illustré.

La Renaissance de l'architecture marque l'abandon des solutions dites "gothiques", marquées par la verticalité, la hardiesse créative, et annoncent le retour à la simplicité antique, par la succession horizontale des ordres, la rigueur symétrique. Ces nouveaux principes de l'architecture se diffusent dans de nouvelles constructions, religieuses et civiles (la villa, la place publique, le palais).

Au-delà des formes, c'est le métier qui change, un peu comme celui du peintre à la même époque, d'art mécanique à libéral. L'art de l'éloquence, la maitrise des mathématiques et du dessin deviennent indispensables, pour donner à voir à l'avance une image fidèle du bâtiment à construire et convaincre les promoteurs. L'architecture devient accessible même à ceux qui n'ont jamais fréquentés les chantiers, humanistes et théoriciens. Alberti bouleverse l'architecture avant d'avoir construit vraiement quoi que ce soit. Devenus des artisans-clés de la construction des maquettes en bois, les menuisiers sont les nouveaux prétendants au rôle d'architectes modernes, en remplacement des ouvriers de la pierre. Rappelant tout cela dans une langue claire et précise, ce petit livre s'impose comme le vademecum de qui s'intéresse à cette période de l'histoire de l'art.

Sur l'importance du plan centré à la Renaissance, ce livre prolonge utilement la lecture de Wittkower, Les principes de l'architecture à la Renaissance. Wittkower dénonçait l'interprétation d'une "sécularisation" de l'architecture à l'époque de l'humanisme, et l'idée fausse selon laquelle le plan centré serait le signe d'un affaissement des valeurs religieuses. Au contraire, le plan centré est tout entier pétri de valeurs sacrées et religieuses antiques. Bertrand Jestaz, élargit l'examen au-delà du thème de l'église et du palais, pour étudier la place publique et le chateau français (le donjon de Chambord). Réjouissant.

Alberto Giacometti à Beaubourg

Première note à la suite d'une visite trop courte à l'exposition Giacometti de Beaubourg. Le parcours, d'abord chronologique, montre les premières oeuvres peintes d'Alberto, et de son père, très marquées par l'impressionnisme, voire le pointilisme.

C'est d'ailleurs frappant de comparer ces oeuvres composées de tâches de couleurs, révélant la composition du visible en tâches et par paquets, car ensuite le regard sur l'oeuvre sculptée est changé. Les scultpures de Giacometti, du moins celles d'après-guerre, mettent en scène non seulement le coté ephémère de figures chancelantes ou de postures décharnées, encore à l'état d'élaboration. Tout cela relève d'abord de la physique des corps, et du sens "tactile" (on sent le passage de la main dans la scultpure, rien n'est lisse, tout au contraire rugueux, bosselé, marqué). Mais elles mettent aussi en avant la précarité du visible, qui relève d'une physique du regard, du sens visuel, comme si les imperfections et les traces laissées dans la terre, l'argile, le bronze, et l'aspect "non finito" du sculpteur étaient un rappel des tâches colorées du peintre. Il y a bien un impressionnisme du toucher comme il y en a de l'oeil.

Le visiteur pourra aussi découvrir la magnifique salle consacrée aux premières années surréalistes et les débuts parisiens, l'influence du primitivisme, avec ces compositions très lisses, symétriques, très pures (blanches et non pas ocres ou terra cotta). ça donne envie de se (re)plonger dans la monumentale (et magistrale paraît-il) biographie d'Yves Bonnefoy, acquise il y a quelques temps, mais jamais réellement lue.

Pour ce qui est du titre de l'exposition, il renvoie à la fois à la reconstitution de l'étroite pièce de travail du sculpteur, avec l'accrochage des murs d'origine. On y voit les dessins en taille réelle des projets de sculptures, et les indications données au frère Diego pour la compsition des armatures métalliques des statues. En pendant, les oeuvres originales sur socle. Mais au delà de ces reconstitutions, et ces rapprochements parfois saisissants (une vidéo montrant la création d'une tête de femme, avec cette même oeuvre posée à côté), les épreuves de la salle phtographique souligne à quel point Giacometti fut viscéralement attaché à son atelier, et représenté comme tel, dans son lieu de travail qui est aussi à ce titre une partie intrinsèque de son oeuvre. Comme le brave Hegel le dit : la vérité inclut son propre processus de découverte. J'y retournerai : les dessins exposées dans les dernières salles sont pure merveille, avec certains portraits fous d'énergie. Centre Pompidou, jusqu'au 11 février.

dimanche, octobre 28, 2007

Les trois écritures

Clarisse Herrenschmidt vient compléter la longue liste des travaux consacrées aux relations entre supports de langage et manières de penser. Elle relance surtoutà nouveaux frais le débat sur la distinction des mots et des choses, ouverte par Foucault à propos de la rupture du XVIè siècle, et pas encore refermée depuis.

De ce livre ambitieux, et souvent difficile dans le détail des explications, on retiendra la façon dont l'évolution des modes d'écritures est marqué par une suite de distances prises avec les "choses du monde". Le langage, d'abord mimétique du monde et comme accroché à lui, s'est progressivement détaché, pour se constituer comme système autonome ne fonctionnant plus sur le mode de la ressemblance.

Les idéogrammes stylisent les objets auxquels ils renvoient : le signe "arbre" a la forme d'un arbre. Dans d'autres écritures primitives, des lettres désignent la forme de la bouche quand elle les prononce (o). Certaines écritures syllabiques, dont la graphie se démarque des choses (impossible de déduire la signification de la forme des lettres) restent encore viscéralement nouées au locuteur chargé de les lire. En effet, omettant les voyelles, les langues comme l'arabe ne peuvent être lues que par ceux en mesure de la comprendre, et de remplacer à l'oral les données non écrites. L'écriture a besoin d'un locuteur qui la fasse vivre. Ce n'est qu'avec l'apparition de l'alphabet (grec) que la graphie reproduit fidèlement chacun des sons prononcés : c'est une langue qu'il est possible de lire ou d'anoner même si l'on y comprend rien. Avec ce changement capital, l'écriture acquiert pour ainsi dire sa "liberté" : les lettres "fonctionnent" toutes seules et quelqu'un qui ne comprendrait rien au latin ou au grec peut tout de même en lire des pages entières.

Cette autonomisation progressive de l'écriture des langues, Herrenschmidt la retrouve dans l'écriture monétaire, progressivement détachée de la valeur de son support (de la pièce en or jusqu'au billet papier) jusqu'à la séparation des cours de l'or et du dollar au début des années 70. Avec l'écriture informatique, la séparation est encore plus marquée, dans la mesure où chaque énoncé est traduit en "code machine", composé de 0 et de 1. Une pression sur la touche "a" du clavier est retranscrite dans une série de chiffres incompréhensibles à l'oeil humain, pour que l'écran affiche "a". Tout ce que je tape et ce que je lis est traduit dans une nouvelle écriture qui ne ressemble à rien du résultat final, et qui n'est compréhensible qu'à une machine. La distance prise par l'écriture vis-à-vis du monde, et vis-à-vis de l'homme est ici totale.

Mais le débat reste ouvert, concernant cette autonomisation des écritures, qui n'est pas posé comme tel dans le livre: l'écriture informatique, via Internet, nous éloigne-t-elle du monde, en nous ouvrant les portes d'un monde virtuel, ou bien au contraire nous offre-t-elle un ancrage beaucoup plus profond sur le réel, en nous offrant la possibilité de nous y préparer, de simuler nos activités, de le contrôler à distance ?

vendredi, octobre 12, 2007

L'anti-Oedipe, Gilles Deleuze

Pour être tout à fait fait franc, je n'ai pas compris grand chose de ce grand (et gros) livre de Gilles Deleuze. Et dire qu'il y a un deuxième tome !! L'anti-Oedipe est un livre écrit dans cette langue si particulière de la fin des années 1970, jargonnante, élliptique, engagée, d'où perce néanmoins par intervalles une vive lumière.

En gros, il est ici reproché à la psychanalyse de maltraiter la question du désir, de le ramener aux limites étriquées du champ familial oedipien. Deleuze et Guattari enragent contre cette vision étriquée du désir qui ramènent systématiquement l'inconscient dans les rets du "papa-maman": au plus profond, en fait, c'est ta mère que tu désires. deleuze et Guattari veulet ouvrir plus grand les portes du désir, et lui révéler sa dimension sociale, politique, cosmique. Désirer, ce n'est pas être attiré par un objet qui nous manquerait, c'est au contraire produire ou construire un ensemble, désirer c'est désirer dans un champ, un réseau. Le désir dessine des flux qui vont bien au-delà les limites étroites de la famille et du papa-maman auquel la psychanalyse voudrait le réduire. Cette thèse, dont la fécondité va bien au delà de la philosophie, jusqu'au marketing (dans le prolongement des thèses girardiennes de MC Sicard), émerge au milieu d'autres concepts pour lesquels tout éclairage sera hautement apprécié et bienvenu, comme les machines désirantes, les corps sans organes, la shizo-analyse, les flux et les coupures, etc...

Pour faciliter l'accès au livre dont on recommande ardemment la lecture, Foucault a écrit une très belle préface que l'on peut trouver ici. Et surtout, l'abécédaire de Deleuze (à D comme désir) résume en quelques phrases l'essentiel de la thèse, ce qui est finalement le principal. Des nouvelles au prochain numéro, avec Mille Plateau. Car c'est la force de certains auteurs, de nous laisser entrevoir tout ce qu'ils ont à nous dire, sans nous le donner jamais ni d'un seul bloc, ni du premier coup.

lundi, octobre 01, 2007

Arcimboldo au Luxembourg

Quoi de plus réjouissant qu'un tableau d'Arcimboldo, à fortiori une exposition entièrement consacrée ? Dans Arcimboldo, il y a "archi" et ça rime avec rigolo. C'est un bon début.

Passé le premier mouvement, dépassé le regard amusé devant ce qui paraît d'abord de joyeuses trouvailles visuelles, le visiteur trouvera dans ces tableaux la mise en image d'une problématique plus grave : l'unité et la diversité, l'ordre du monde. Peut-on et comment mettre de l'ordre dans un monde où tout change, comment s'assurer que des éléments aussi disparates que des vies humaines (dans la société) et les objets de la nature "font corps", tiennent ensemble et s'agencent harmonieusement.

Les oeuvres d'Arcimboldo sont chargées de ce questionnement. Elles suggèrent la possibilité d'une issue positive, mais qui ne va pas de soi. Ici, les assemblages les plus forts visuellement sont aussi les plus précaires. Quelques oiseaux justes posés, des poissons grouillants, indisciplinés, des fruits amoncelés, en déséquilibre, forment dans l'oeil de qui les regarde, pour l'espace d'un instant, un visage, des yeux, une bouche. On se dit que la peinture est la photographie instantanée d'un agencement provisoire et merveilleux, qui ne dure qu'à la faveur d'une sorte de miracle, et qui devra bien retourner au chaos d'où il vient. Les allégories des éléments et des saisons sont des symboles de l'artiste lui-même, parvenu à joindre ensemble des éléments disparates pour en faire naître la beauté (voir, entre mille références, Georg Simmel, dans les premières lignes de Rome, Florence, Venise). Il en est bien de la poésie comme de la peinture, l'une te plaira de loin, l'autre de près. Il faut savoir ici s'éloigner et trouver la bonne place du spectateur pour saisir l'unité qui est d'abord question de point de vue.

Du coup, c'est bien au-delà même de l'art, une réflexion d'ordre scientifique sur l'harmonie du monde, sa consistence, ses règles, et la place qui nous revient d'y occuper (réfléxion humaniste de la Renaissance). Placardé aux murs des chambres des merveilles des princes Maximilien ou Rodolphe, Arcimboldo tend le miroir du souci taxinomique, reflète l'inquiétude à l'oeuvre dans les grandes entreprises de classement, la mélancolie devant des organisations à la fois nécessaires et incertaines : en dépit de toutes les encyclopédies du savoir où chaque connaissance aurait sa place assignée, il y a des objets-limites, des objets monstrueux qui résistent, ne se laissent pas mettre en case, à la frontière du végétal, de l'animal, du minéral. La nature n'est pas telle qu'on peut la classer dans un cabinet de prince, elle est un flux qui ne se laisse pas si facilement appréhender.

Toujours il faut renverser, rapprocher, s'éloigner : tout est question de point de vue et d'émergence des formes dans le mouvement. Dans ce bouillonement perpétuel, ce quasichaos dont l'Europe maniériste fête et redoute à la fois l'énergie, Arcimboldo l'ingénieux mérite amplement son titre de Vinci des Habsbourg. Il mérite sans doute aussi celui de précurseur des modernes, même si le terme est galvaudé : les surréalistes s'y sont reconnus, de mon côté j'y vois l'annonce des formes nées sur les toiles de Francis Bacon, surtout dans le tableau "Le Juriste". La déformation des corps est là (il paraît que le modèle était en outre d'une laideur extrême) mais on pourra trouver le rapprochement hasardeux. Je l'accepte.

Peut-être aussi une des caractéristiques du peintre : entre l'oeil amusé et la réflexion cultivée, y a-t-il un espace pour l'émotion spéciquement esthétique ? Je pose la question. En attendant, on se réjouit de voir pour la première fois exposé le splendide tableau "4 saisons en une tête" (New York, Collection particulière, voir Musée du Luxembourg). En revanche, pour un musée du niveau du Sénat, on s'étonnera de la maigreur de l'appareil critique disponible sur les cartels, et de la quasi absence sur les tables de livres comme celui in-dis-pen-sable de Patricia Falguières sur la Chambre des merveilles (qu'est-ce qu'ils foutent chez Bayard ??) Surtout à 11 euros l'entrée (+ 4,5 euros l'audioguide). En dehors de quelques entretiens et textes qui attestent de la réelle investigation de l'oeuvre (notamment politique), les "insights" clairs comme en dit en Marketing, ne sont pas légion, comme si l'organisation avait pensé que des nombreuses qualités d'Arcimboldo, le rigolo suffirait. On est assez loin du compte.

lundi, septembre 24, 2007

Cendrillon - Eric Reinhardt

Suite à la belle critique de Pierre assouline dans son Blog (voir ici mais également ici), je plonge dans le roman de Reinhardt. C'est effectivement peu de dire que l'auteur place la barre très haut. Question densité, profondeur, épaisseur, on sera servi.

Le roman promène donc son lecteur à travers 4 récits de vie entrecroisés, voire enchâssés les uns dans les autres, dont celui de l'auteur lui-même. Cela veut dire que le roman se construit sur une alternance des récits, où l'on passe d'un personnage à l'autre, mais également sur l'interchangeabilité de leurs personnalités : ils s'échangent leurs figures paternelles, leurs références culturelles, leurs souvenirs, comme s'ils étaient chacun des variations possibles d'une même personne - en l'occurence celle de l'auteur - sur le mode musical ou chorégraphique (autres thèmes pregnants du roman). Les frontières entre les personnages ne sont pas nettes, la traversée du livre se fait comme on avance dans la brume, laissant derrière soi le souvenir mal assuré d'un rêve. Cela donne ce que l'on qualifie le plus souvent de roman "complexe", "ambitieux", "lesté". C'était peut-être suffisant pour ne pas en rajouter dans les quelques longueurs, ou quelque (premières) pages d'une obscurité superflue. Mais la critique est facile...

Car malgré quelques longueurs (pas très bien compris d'ailleurs les ressorts du "système" Cendrillon), ce roman audacieux tient de la bravoure, avec à la fois une langue très sûre, très riche, tantôt très écrite et à d'autres endroits très orale (la description des outils spéculatifs du trader constitue à mes yeux un passage d'anthologie) et des portraits fins, profonds, sur les atermoiements psychologiques de gens paumés, à la dérive, mal dans leur peau, dans le décor étriqué d'un pavillon de banlieue, devant l'écran d'un site porno, les frasques dérisoires ou pitoyables de gens coupés des réalités, les conséquences à long terme d'un suicide familial (métaphorique ou réel), le goût du Palais Royal et l'heureuse épiphanie d'un jour d'automne.

Eric Reinhardt, Cendrillon, Stock.

Voir Nancy

A l'occasion du salon du livre de Nancy, visite des curiosités culturelles de la ville.

La place Stanislas est la belle réussite que tout le monde salue depuis 2005. Pavée de frais, sous les dorures et la statue du roi de Pologne et duc de Lorraine, l'esplanade de style italien est encore plus belle de nuit.

C'est par cette place qu'on entre dans le musée des Beaux Arts de la ville, qui, outre une magnifique collection d'art Moderne (un extraordinaire Suzanne Valadon, la jeune fille aux bas, flanquée d'un Modigliani, et plus loin Picasso, Monet, Hélion) et quelques toiles (Perugin, Gubbio, transfiguration de Rubens, Caravage, Doré, Delacroix, etc), abrite un extraordinaire escalier, reflet d'une architecture épurée, audacieuse, lumineuse, qui supporte largement la rivalités des institutions les plus prestigieuses, Moma en tête (bon j'exagère un peu, mais c'est bien).



C'est aussi le lieu pour admirer quelques-uns des plus hauts représentants de l'école de Nancy, les tableaux de Prouvé, Friant, et surtout les verres d'Antonin Daum, roi de l'art nouveau et du mariage végétal / minéral, avec des vases, des lampes, des inspirées des formes végétales, asymétriques et dynamiques. Le Musée de L'école de Nancy enrichit cette exploration du mouvement, avec les oeuvres de son chef de file Emile Gallé, et Majorelle. Moitié artistes et moitié industriels, et totalement les deux, ceux de l'école de Nancy mêlent habilement les exigences de l'art, et du quotidien, de l'utile et de l'agrable. On y prend conscience de la nécessité de s'unir pour résister à la concurrence étrangère, l'art répond aussi aux exigences du commerce, du travail de l'usine. En parallèle des travaux parisiens de Guimard et de Lalique dont on a déjà parlé ici, l'expérience nancéenne étonne par les 1001 pistes qu'elle ouvre dans la réflexion sur les rapports de l'art à la société (l'industrie mais aussi la politique : Gallé s'engage très loin dans l'affaire Dreyfus, et contre le rapt de l'Alsace Lorraine par la Prusse), et de l'art à lui-même.

Le thème végétal est source d'inspiration d'autant plus féconde à l'heure du modernisme triomphant, des architecture métalliques d'Eiffel et consors. L'abre, la feuille, la tige apportent énergie et mouvement dans l'objet domestique. Ils symbolisent également certaines valeurs morales mieux que les représentations humaines, à la manière des fables (dont les artistes sont aussi des illustrateurs). Couplé à l'invention nouvelle de l'électricité, le verre coloré multi-couche permet des variations infinies de couleurs et de matières. Meubles, reliures, vases, lampes, verrières: la collection exposée à Nancy en donne un panorama incomparable, dont les salles d'Orsay donnent déjà un aperçu.

Le mouvement de l'école de Nancy, de 1901 à 1909, dont le style commence bien avant et lui survit bien après, est aussi vivant que le thème dont il s'inspire. En l'espace de quelques années, Gallé adopte des motifs toujours plus simples (un seul animal, une seule plante aux motifs complexes de ses premières créations, chargées de bouquets et de guirlandes (évolution due peut-être aussi à l'influence du japonisme : l'archipel s'est ouvert à l'Occident, et réciproquement). Majorelle après lui semble prolonger cette tendance. Il est d'ailleurs assez curieux de constater que celui-ci, épurant la structure de ses meubles, en privilégiant les formes de la tige au détriment de l'ornementation des fleurs, du fatras des feuilles et des pétales du premier Gallé, est aussi celui qui, au Maroc, construit ce jardin qui est le plus bel hommage qu'on puisse rendre à la chose botanique.

Tout cela confirme, s'il était besoin (et c'est parfois utile), le très fort dynamisme artistique lorrain, de Claude Gelée (justement dit le lorrain) à Georges de la Tour (voir le musée Lorrain) en passant par ceux-là évoqués ci-dessus. Pour le débrief général du week-end, rendez-vous au restaurant de Tanesy : girolles au foie gras, noix de saint jacques sauce rubharbe, dessert tuiles chocolat / olives noires joliment appelé "Oui c'est possible". On en redemande.

mardi, août 21, 2007

La guerre et la paix

Suite d'une série de lectures consacrés à la notion de conflit, de guerre (parmi ceux évoqués ici, La Corrida, De la destruction).

C'est toujours la même chose. C'est un peu comme visiter Pompéï, le grand Canyon, Abou Simbel : on vous a prévenu mille fois que c'était super, que vous n'alliez pas en revenir, que c'est à voir ab-so-lu-ment. Vous vous dites que vous serez forcément déçu. Et résultat : c'est super, vous n'en revenez pas, c'est à voir ab-so-lu-ment.

La Guerre et la Paix est un roman assez indescriptible. Donc je ne vais pas le décrire, sinon pour dire ce que tout le monde sait déjà, que c'est une grande fresque historique autour de la campagne napoléonienne de Russie. Ce mot de fresque est suffisamment galvaudé pour qu'on y insiste : c'est bien d'une peinture d'histoire qu'il s'agit, et du lent mouvement de la civilisation à travers l'expansion irrépréssible de l'armée Napoléonienne d'occident vers l'orient, et son reflux tout aussi nécessaire d'orient vers l'occident. La campagne sert de décor aux évolutions de trois familles (ou groupes de personnages principaux : les Bolkonsky, les Rostov, les Bekhouzov, dont les membres se rapprochent, se séparent, et recomposent leurs alliances au gré des circonstances.








Le vrai sujet du livre, c'est l'histoire, ou plutôt la possibilité de tout récit historique sur les forces qui dirigent les hommes : la politique et le pouvoir. Plus le livre avance, plus il consacre de pages à ce thème, jusqu'à l'épilogue qui lui est quasiment exclusivement consacré. Illusion de la liberté des individus pris dans l'enchaînement des causes qu'ils ignorent. Pas une décision prise qui ne soit remise en question par la pagaille des événements, pas de ferme résolution dont la mise en oeuvre ne soit compromise par les circonstances. La Guerre est le lieu où les qualités d'indépendance et le génie du "grand homme", de ses "décisions stratégiques" sont les plus célébrées par la science historique du XIXème siècle. C'est le lieu que tolstoï choisit pour leur faire un sort, et leur opposer le démenti le plus cinglant démenti.

"Le dispositif rédigé par Toll était excellent. Tout comme dans celui d'Austerlitz il y était dit (...) : "Die erste Colonne marschiert", là et là, etc. Et toutes ces colonnes arrivaient, à l'endroit indiqué, au moment voulu, et anéantissaient l'ennemi. Tout était admirablement combiné, comme dans tous els dispositifs, et comme cela se produit dans tous les dispositifs, aucune colonne n'arriva à l'heure désignée ni à l'endroit voulu." (t2 p 625)

et plus loin :

"Tous marchaient sans savoir où ni pourquoi ils marchaient. Le génial Napoléon le savait moins encore que les autres, car personne ne lui donnait d'ordre. Mais et lui et son entourage observaient tout de même leurs vieilles habitudes : on rédigeait de sinstructions, des lettres, des rapports, des ordres du jour. On se disait les uns aux autres "sire, mon cousin, Prince d'Eckmühl, Roi de Naples" etc. Mais les ordres et les rapports n'étaient que du papier,e t rien ne se faisait d'après eux, parce que rien ne pouvait se faire d'après eux, et malgré les titres qu'ils se donnaient de Majesté, Altesse et Cousin, tous sentaient qu'ils étaient des hommes pitoyables et vils, qui avaient fait beaucoup de mal, et qu'il fallait maintenant payer." (t2 p 747)

Il n'y a pas une décision qui soit suivie d'effet. Des batailles perdues peuvent porter un coup si grand à l'ennemi que ce sont elles qui sont les vraies victoires. La description sur plus de 300 pages de l'armée Napoléonienne, défaite et mortellement blessée, mais tout de même emportée par sa vitesse jusqu'à Moscou, avant de commencer doucement le repli vers Paris, est magnifique. En chef militaire conscient de l'impossibilité de tout commandement autre que factice, sachant se fier aux lois de la nécessité historique et ne cédant pas à la vanité des "plans d'action", Koutouzov est un personnage particulièrement attachant.

Il y en a des dizaines d'autres : on sent dans Guerre et Paix la volonté d'établir une sorte de "théorie des chocs" des personnalités et des masses humaines, à l'aide du vocabulaire scientifique chimique et physique. Tolstoï fait se rencontrer (et évoluer : c'est le privilège du long roman) des figures différentes (l'idéaliste, l'héritier désoeuvré, la bigote, l'espiègle, le vieil aigri, les intriguants, etc) pour voir l'effet narratif et esthétique produit. Ces confrontations psychologiques s'organisent autour de quelques figures littéraires incroyablement denses et complexes : l'histoire de Natacha Rostov vaut à elle seule la lecture du livre, mais aussi bien sûr les personnages de Pierre et d'André (et de son père le vieux prince Bolkonsky), Nicolas Bolkonsky, etc. L'arrière plan belliqueux et la présence de l'ennemi jouent le rôle d'accélérateur et révélateur de ce précipité littéraire.

Les articles d'Alexis Philonenko dans ses Essais sur la Philosophie de la Guerre (Vrin), et notamment ceux consacrés à Tolstoï et Clausewitz offrent un éclairage bienvenu en complément du livre.

On y comprend mieux l'opposition viscérale de Tolstoï le fataliste à Clausewitz héraut de la volonté et du grand homme, et à travers ce dernier son opposition à Hegel, et sa vision de l'histoire comme progrès de la raison dans le monde.

La démonstration par Tolstoï de l'impossibilité de tout commandement, de l'écart irrémédiable entre les décisions obscures, prises à l'aveugle, et leur mise en pratique confuse et contraire à toute prévision, brosse le portrait d'une guerre absurde, qui a tout perdu du caractère héroïque des anciens et rationnel des modernes. La deuxième partie de l'épilogue, sur le problème des rapports entre liberté et nécessité peut se lire comme un texte autonome.

Philosophie de la corrida

Petite lecture d'été. Livre très éclairant sur la corrida, lue à l'aide des catégories et des notions philosophiques : la liberté, le rapport à l'animal, l'esthétique, etc...

Wolff a le mérite d'une écriture enlevée, très agréable. Sur le fond, son argumentation est profondément stimulante. Je retiens en particulier la façon dont la Corrida échappe aux classifications courantes, aux catégories les mieux admises, par exemple sur le domestique et le sauvage, sur la frontière entre le sport, l'art, le rite, la coutume... De ce point de vue la Corrida est un objet /concept philosophique par excellence, un objet-limite qui invite à interroger la validité de toutes les grilles de lecture qui la remettent en cause et l'accusent d'être à la fois "boucherie", "torture" et "rite arriéré".

Dans le chapitre consacré à l'animal, Wolff montre à quel point la frontière entre le domestique (envers qui les mauvais traitement sont prohibés) et le sauvage (que l'on peut éventuellement tuer) s'applique mal à la corrida, où les taureaux sont justement élevés par l'homme pour lui rester hostiles, "brava". Les passages consacrés à cette notion de brava (courage, bravoure, franchise dans l'attaque) sont d'ailleurs parmi les meilleurs du livre.

Un autre chapitre consacré à la morale de la Corrida, conçue comme morale de l'être (morale des "anciens" : qu'est-ce qui correspond à mon être ?) par contraste avec la morale de l'acte (morale des modernes, notamment depuis Kant : que dois-je faire, mon action est-elle bonne ou mauvaise ?) est aussi très éclairante. Wolff a ce mot savoureux : la question du torero n'est pas de "bien" faire ou de "mal" faire, de "bien" torréer, mais plutôt de se montrer digne d'être torero, à la hauteur de ce que signifie "être torero". Aussi lorsqu'il y parvient a-t-il le droit d'être dit "torero" et la foule le félicite "torero, torero". Il ne viendrait à personne de s'écrier devant la prestation réussie d'un chanteur "chanteur, chanteur", ou "acteur, acteur".

Pour toutes ces raisons, la Corrida en dépit de toutes les critiques qui lui sont adressées apparaît comme une pratique sinon attachante, du moins captivante. Elle dérange, elle bouscule les catégories les mieux admises, les classements binaires. Elle s'oppose radicalement à la vision aseptisée d'un monde où la violence, la mort et le désordre sont évacués, dans des non-lieux ou des hors-lieux loin des regards. De ce point de vue, elle a quelquechose de revigorant.

Malgré la présence d'un lexique en fin d'ouvrage, le livre s'adresse plutôt à ceux qui connaissent déjà les rudiments techniques de la Corrida. Mort dans l'après-midi d'Hemingway peut en être l'utile le complément.

Francis Wolff, Philosophie de la Corrida, Fayard
Ernest Hemingway, Mort dans l'après midi, Gallimard Folio (je ne connais pas cette édition mais je recommande la lecture du bouquin en anglais avec photo)

lundi, juillet 02, 2007

L'élégance du Hérisson

Le deuxième livre de Barbéry est un livre comme on (je) les aime, car il donne envie de lire d'autres livres, surtout Tolstoï (j'y suis), de voir des films d'Ozu (on verra), de voir ailleurs.

On se dit que Barbery écrit un livre pour parler d'abord de ce qui lui fait plaisir, et (pour une fois) ça nous fait plaisir aussi.

Derrière la double trame narrative (d'un côté Renée la concierge se fait passer pour une "simple" concierge, pour entretenir ses propriétaires bourgeois dans la caricature de sa classe et d'illusion de leur supériorité et jouir en solitaire des délices de la culture ; de l'autre Paloma, fille de Ministre et suicidaire, aussi cultivée que la première, écrit le journal des dernières semaines de sa vie), derrière cette double trame donc, grâce à laquelle on suit la petite vie d'un grand immeuble parisien, le récit n'est qu'une gigantesque enfilade de digressions sur les petites et grandes choses de la vie, la quête du beau et la Kultur.

J'aurais aimé que le récit maintienne cette fantaisie, cette poésie jusqu'au bout. Mais la raison invoquée de la double vie de la concierge n'a rien de convaincant. Et cette façon qu'ont Renée et Paloma de se complaire dans la gloire secrète d'une intelligence dissimulée à autrui relève de l'onanisme culturel un peu sordide (ah !! la phénoménologie husserlienne, ah, le nominalisme d'Ockham !!), que le récit refuse de démêler (la culture ne doit-elle pas être partagée ?) De quoi tempérer l'engouement largement justifié autour de ce livre.

jeudi, juin 28, 2007

L'esthétique des ruines, suite Qu'est-ce que Détruire, Raser, Dévaster ?


Ce qu'il reste d'une ville lorsqu'elle a été rasée, détruite, bombardée



Après l'expo de Kiefer dont j'ai parlé ici, il y a forcément tout un tas de bouquin à lire (il parait que Anselm a une bibliothèque de plus de 60 mètres de long...), en particulier Celan, Bachmann, des livres sur l'art du paysage romantique, d'autres sur l'esthétique des ruines (voir déjà celui-ci), le roman noir anglais, sans parler des livres de / sur Kiefer lui-même, notamment celui de Lauterwein. Et puis dans les rayonnage de la librairie il y avait également De la Destruction comme un élément de l'histoire naturelle par W.G. Sebald.

Il s'agit de revenir sur la question de la destruction massive des villes allemandes pendant la seconde guerre mondiale, la signification de ce type d'actions dans le cadre d'un conflit armé, et surtout les conséquences sur la population civile. En l'occurrence, l'auteur montre à quel point cette destruction a été frappée de tabou, que personne n'a voulu en entendre parler, à quel point le traumatisme des villes rasées et réduites en cendres a été occulté par la génération d'après-guerre, voire réintégrée dans une idéologie nauséabonde et fascistoïde de la "renaissance du peuple à partir des décombres".

Autant d'éléments qui nous empêchent de comprendre et de visualiser les implications de ce que signifie "détruire une ville" : les incendies gigantesques, et la chaleur qui crée des dépressions et des mini-ouragans sur la ville, les décombres qui tracent comme des chemins de campagne sinueux entre les buildings, etc. Cette image d'une directrice de théâtre dans Dresde détruite, qui sort son balais en espérant avoir fini de nettoyer le désordre avant la représentation de 16h, donne une faible idée de la situation. Dans l'histoire éminemment complexe de la seconde guerre mondiale et sur la responsabilité de la population Allemande dans le conflit, ce livre très court complète utilement la perception du conflit, et donne également à penser sur ce qu'on dû être les bombardements de Londres ou de Pearl Harbor.

PS : en finissant cette note, et par association d'idées, je revois des images très fortes du documentaire diffusé sur TF1 le 12 juin dernier, "Eva Braun, dans l'intimité d'Hitler" : on y voyait Hitler monter sur une estrade devant une foule en liesse, voir la foule se calmer et Hitler rester comme ça debout, pendant quelques très longues minutes, devant une salle comble hypnotisée et devenue totalement silencieuse (de Isabelle Clarke et Daniel Costelle, produit par Louis Vaudeville CC&C).

samedi, juin 23, 2007

Le postmodernisme

Deux petits livres de François Lyotard pour comprendre le postmodernisme - Merci à Maël Renouard du conseil de lecture. Le postmodernisme, c'est l'abandon des grands récits traditionnels de justification du savoir (libération de l'homme, auto-réalisation de l'esprit), la liquidation du projet moderne qui les a vu naître, et son remplacement par une pluralité de micro-récits localisés en fonction des sphères du savoir. Un processus proche de celui décrit par Michaud dans La Querelle de l'art contemporain. Se pose le délicat problème de l'unité de la culture et de la science. Habermas en prend pour son grade : en tentant de restituer cet idéal d'unité par le consensus généralisé de l'opinion, il retombe dans le culte d'un grand récit moderne. Cela sent trop le récit libérateur de l'Aufklärung. Il vaut mieux le liquider plutôt que de les reconstruire sur des bases bancales.

Le postmodernisme expliqué aux enfants / Galilée
La condition postmoderne / Editions de Minuit

Exceptionnelle chute d'étoiles - Anselm Kiefer

Monumentale, poignante, dérangeante, l'exposition Monumenta du Grand Palais mérite son nom et bien d'autres encore. L'occupation de l'espace dans ce lieu gigantesque relèvait déjà du défi, mais du sublime des oeuvres à l'audioguide, en passant par la librairie, l'événement tout entier s'impose comme la réussite culturelle de l'année. Il faut s'y précipiter, car on sent que quelque chose d'important se joue là, un témoignage capital d'une oeuvre essentielle du XXème siècle.

Il y a beaucoup de manières d'entrer dans l'art de Kiefer. On propose la belle approche de Daniel Cohn, dont le commentaire est accessible ici sur le site de l'expo.

L'art de Kiefer n'est pas du genre de ceux à propos duquel on peut dire "c'est beau" : c'est bizarre, c'est "torturé", c'est du "brutal" : les oeuvres de Kiefer correspondent à une esthétique du choc, du sublime, qui vise à la grandeur, et comme le dit très bien Danièle Cohn, "on ne sait pas toujours très bien quoi faire de la grandeur". Dès le départ, on est frappé par la nature à la fois très "pensée", très "réfléchie" de l'oeuvre de Kiefer d'une part, avec ses citations érudites empruntées à tous les pans de la culture, littérature, mythologie, sciences (Paul Celan, Céline, Ingeborg Bachmann, le Nouveau Testament, l'astronomie) et d'autre part cette matérialité massive qui permet le contact brut avec des installations faites de terre, de béton, de tôle ondulée, de couches de peinture superposées un peu à la façon de Pollock. Kiefer le dit lui-même : il n'y a rien à "comprendre" dans ses oeuvres, il ne faut pas chercher à les interpréter mais d'abord à les voir, chacun avec son propre vécu.

Puisqu'il faut y mettre du sien, la première "toile" de l'exposition, Nebel Land, rappelle les ambassadeurs d'Holbein, par le jeu de cache cache qu'elle propose avec l'image de la mort. Dans la toile de la National Gallery, l'anamorphose du crâne au milieu du tableau ne se laisse voir que si le spectateur se place sur le coté. De même Kiefer s'est peint au bas de sa pyramide Aztèque, mais si l'on se déplace et se rapproche le corps disparait sous l'amas de couches de peintures enchevêtrées. Je voulais mettre une photo du tableau prise de côté mais pour une raison inconnue, elle ne s'affiche pas dans le bon sens. Mise en image du cycle de la vie, de l'ensevelissement des corps (et en particulier ceux de la shoah) à leur réapparition / résurrection.

Kiefer explore sans relâche l'esthétique des ruines, les thèmes de la sédimentation, du dépôt. Il offre des visions désolées d'un monde après l'apocalypse : elles conviennent aussi bien à décrire le monde d'après 45 que le monde de l'après 11 septembre. Surtout, la fragilité pointée par Kiefer n'est pas tant celle des choses et des bâtiments, mais plutôt celle des cultures et des civilisations. Il récupère de la tôle du toit de la cathédrale de Cologne car elle a emmagasiné dit-il "400 ans de dogme chrétien" qui sont venu s'y déposer. Il laisse veillir les feuilles de plomb qui lui servent à faire ses livres, les expose aux intempéries, à des mutilations diverses qui sont le signe du passage du temps. Un de ses thèmes de prédilection est en effet la fabrication de livres, il en crée de gigantesques, en plomb, en métal usé, signe d'un savoir perdu, inappropriable, enkylosant. Mais il n'y a pas un morceau de son oeuvre qui ne soit lui-même chargé du poids de sa propre histoire, et diffracte l'oeuvre dans une multitude de directions.

De tout ce volume de mémoire, d'épreuves du temps sédimentées, que peut-on faire ? Se livrer d'abord à une belle méditation sur la vie de la culture, le poids de l'histoire, les relations de l'écriture et de la peinture, le paysage romantique, et de la chute des civilisations. Apercevoir ensuite qu'après la chute vient le renouveau : les tournesols poussent au milieu du blockhaus, des fleurs colorées peuvent jaillir de la terre d'un champ de bataille (maison n°3 : la terre s'ouvre). De fait, le travail de l'artiste n'aura pas peu fait pour exorciser la mémoire lourde de l'Allemagne, qui est aussi la notre, et préparer l'avenir, qui nous est commun. A voir des oeuvres de ce calibre, on s'en rend mieux compte.

Chute d'étoiles, Anselm Kiefer, dans la nef du Grand Palais, jusqu'au 8 juillet

mardi, mai 15, 2007

Les ressorts cachés du désir (MC Sicard)

Marie-Claude Sicard applique la théorie du désir mimétique de René Girard au marketing : tout désir est mimétique, et finit par la violence.

Après quelques pages consacrés à l'analyse de ce que sont le besoin, le désir, l'envie (il ne faut pas le confondre : le désir est le seul moteur durable que les marque peuvent actionner), l'auteur dresse le diagnostic de la crise des marques aujourd'hui : les marques s'imitent les unes les autres, chacune lançant des "mee too" de ses concurrentes, à coup de benchmark et de cahier de tendance, jusqu'à ne plus se différencier que sur des points très mineurs.

La crise des marques est une crise d'indifférenciation, qui touche au fondement même du rôle des marques qui ont justement vocation à servir de repère et de se "démarquer". Les marques avaiet pour fonction d'organiser le désir, mais elles sont elles-mêmes entrées dans la spirale du désir mimétique, qui mène à la concurrence et à la violence (procès en plagiat, agressivité publicitaire...)

Pour sortir de cette crise, l'auteur propose non pas d'ignorer la force du désir mimétique, mais de revenir aux 3 grandes voies offertes pour organiser et canaliser ce désir mimétique universel, et lui redonner sa force première.

(i) soit proposer ouvertement des modèles idéaux à imiter (médiation externe : la marque se présente comme un guide, une autorité et offre des modèles d'identification héroïques et parfaits, très éloignés de nous, qui rechargent le désir et me suggèrent d'acheter pour devenir plus beau, plus grand, plus fort). Le métier de la marque consiste à distinguer.

(ii) soit créer des phénomènes d'adhésion collective qui donnent envie (médiation interne : la marque me suggère de faire comme tout le monde fait déjà autour de moi en créant des effets de foule : "on se lève tous pour Danette", "tous en cuir" (GAP). Le métier de la marque consiste à relier

(iii) soit flatter la fibre anticonfrmiste et faire croire aux consommateurs qu'ils sont uniques et n'ont besoin d'imiter personne ("n'écoute que toi", "deviens ce que tu es" (Lacoste), "vous êtes unique (Thomas Cook), etc.).

La sortie de crise consiste par conséquent à revenir aux fondamentaux du désir mimétique, à se ranger sous l'ne ou l'autre des formes de la mimésis, pour aider les marques à surplomber et structurer les désir des consommateurs, au lieu de tomber elles-mêmes sous le coup du désir mimétique et violent.

Avec comme toujours chez Sicard, un style enlevé, de riches et belles illustrations (Ralph Lauren et Tommy Hilfigger) et l'éternelle théorie de l'empreinte de marque, dont l'auteur propose de nouvelles applications, comme on trace de livre en livre toujours le même sillon.

La peau

Suite de lecture des livres de François Dagognet. Avec la même énergie que la dernière fois (il fallait revaloriser le déchet, le détritus), le philosophe s'attache à défendre ce qui n'a longtemps été considéré que comme une simple enveloppe ou film protecteur que l'on se devait d'arracher pour arriver au "fond", au "coeur", des choses, vers "l'intérieur" : la peau.

Non, la peau n'est pas un simple fourreau protecteur, elle est le lieu de multiples synthèses, elle est une zone de passage, de contact, fait voir ce qui se passe au dedans (les maladies de la peau sont le plus souvent des maladies du corps tout court, qui finissent ou commencent par se localiser dans la peau).

Au lieu de valoriser abusivement l'intériorité, la profondeur, il y aurait tout intérêt à opérer en physiologie le même renversement copernicien qu'en astronomie, et s'intéresser aux surfaces, périphéries et enveloppes qui nous disent sur nous-mêmes beaucoup plus qu'il y parait. Ce renversement, la nature l'a réalisé d'elle-même, en incorporant la carapace et les parois osseuses, qui protégent les protozoaïres et crustacés primitifs, du dehors vers le dedans chez les animaux les plus évolués. Raison de plus pour cesser de s'illusionner : l'essentiel n'est pas au-dedans, mais sur les bords, et loin de tenter "d'arracher" la peau pour pénétrer au coeur des organes, observer de plus près l'épiderme en dit plus sur la spécificité de l'animal évolué que nous sommes.

Il y a dans ce renversement un zeste de coquetterie intellectuelle, qui ne suffit pas toujours à justifier la lecture. Mais au-delà de ce coté un peu répétitif du procédé de dagognet, la démarche reste intéressante, et fructueuse par endroits. Voir notamment en fin d'ouvrage de belles réflexions sur l'importance du massage et du toucher pour l'éveil à la conscience de soi et la recherche de la bonne disance avec autrui. Dagognet évoque les recherches de Didier Anzieu sur le Moi-Peau : même le psychanalyste, maître sondeur des profondeurs de l'âme, doit se pencher sur la surface.

Voir aussi le passage sur la maladie du charbon. On apprend que des expériences ont été menées qui prouvent que les bacilles nocives peuvent êre inoculées dans le corps sans que le sujet tombe malade, et qu'en revanche, les mêmes bacilles introduites dans la peau entraînent la mort du sujet. Qu'on se le dise, la peau est bien plus qu'une enveloppe. A lire prochainement : Faces, interfaces, surfaces, du même auteur, et La peau en découvertes Gallimard

L'unité carolingienne

L'exposition qui se tient actuellement à la Bnf : Trésors carolingiens, livres et manuscrits est une plongée dans l'esprit carolingien (Charles Martel, 688-741, Pépin le Bref, puis Charlemagne) et dans quelques-unes de ses plus belles productions.

L'éclatement de l'Empire Romain (476) a provoqué une crise culturelle très forte, suscité une très profonde nostlagie de l'unité perdue, nostalgie que les rois carolingiens et Charlemagne en particulier entreprennent de restaurer. Mais l'unité carolingienne - et c'est là une grande partie de son intérêt - ne sera pas essentiellement militaire, politique ou juridique - même si elle le sera aussi en partie - elle sera surtout culturelle et religieuse : unité par le livre, et en particulier la bible avec le soutien de la papauté conçue comme un instrument politique au profit de la cohésion de l'Empire.

Cette question de l'unité et de la cohésion d'un empire composé de peuples différents par le truchement de la culture et d'un média résonne avec certains de mes thèmes de prédilection, dans la France savante de la seconde moitié du XVIIème siècle, ou ceux de Claudia Moatti dans la Rome Antique (La raison de rome, Seuil).

Il y est aussi question de la geste mythique / héroïque de restauration de la culture après des siècles de barbarie et de désordre, avec correction de la bible et du latin nettoyés de leurs impuretés, l'adoption de l'écriture caroline, et floraison de la création littéraire et artistique (protection de l'image), qui justifient l'appellation de "renaissance carolingienne" et mettent en perspective la "Renaissance" du XIIème siècle (Jacques Le Goff, les intellectuels au Moyen âge), et la renaissance tout court après elle, comme autant de jalons d'un même processus.

La réflexion enfle autour de ce désir de réforme et d'unité, et le thème de la succession des périodes de "désordres" et de "renaissance", outre cette exposition, invite à la lecture des passages très éclairants que consacre André Chastel (L'art Italien, Flammarion) au processus répété qui voit l'alternance de l'ascétisme et de la décadence dans l'art (refus de l'ornement et du luxe par un maître respecté, Saint François le premier, puis célébration par l'eglise et commandes toujours plus fastueuses à des artistes, au risque de retomber dans les travers dénoncés, d'où une nouvelle période de réforme...). Mais l'oubli gagne et compromet la pertinence de la digression : on aura l'occasion de revenir plus tard sur la fascination des similitudes de l'histoire et le danger des rapprochements historiques hasardeux.

vendredi, mai 04, 2007

Lalique au Luxembourg

Un voyage dans l'esprit français au début du XXème siècle : art nouveau, art total

Il est toujours très plaisant et gratifiant de rencontrer des oeuvres et des artistes qui synthétisent par leur travail les multiples composantes d'une époque, d'une culture, d'une société. Les bijoux de Lalique en donnent l'occasion.

Les objets exposés au musée du Luxembourg révèlent non seulement la virtuosité et la modernité du bijoutier, mais également ses inspirations du Moyen Age fantastique, son intérêt pour le Japon mais aussi les découvertes nombreuses du début du XXè siècle dans les domaines de la botanique et la zoologie. Visiter Lalique, c'est explorer l'art nouveau, c'est aussi croiser la haute société lettré de l'époque, Gustave Moreau, Sarah Bernhardt, Edmond Rostand.












Lalique, c'est aussi à la fin de sa vie les prémices de l'art déco, et le désir d'appliquer les fruits de la recherche esthétique aux objets de consommation "de masse", ou industriels. Flacons de parfums, bouteilles, coffrets, rien n'échappe à la boulime créative et à sa volonté de faire du bijou un "art total", à tous les sens du terme.

Inde classique

L'art des Gupta (5-6è siècle) est sans doute un grand art, mais l'exposition du grand Palais n'aide pas le visiteur à en prendre toute la mesure. Commentaires insipides ou abscons (ah !! la suave délicatesse du marbre rose, oh !! la douce courbure du sourire de Bouddha), mise en perspective inexistante, on peine à surprendre quelques oeuvres sublimes dans un ensemble qui l'est nettement moins. En dépit d'un regard sur les matériaux travaillé (marbre rose, terre cuite, bronze...) l'exposition devrait laisser de marbre les habitués du musée Guimet.

Looking for Praxitèle

L'expo Praxitèle du Louvre est un rêve d'archéologue. Le parcours de visite est scandé par le questionnement d'un chercheur historien confronté au problème d'un objet dont l'existenc est attestée par de nombreux témoignages, mais qu'il ne peut saisir. C'est la quête vers un artiste dont on a perdu les originaux, et dont on guette la présence fantomatique à travers les traces laissées par ses admirateurs.

Au-delà de ce parti pris de présentation - qui ne manque pas de panache intellectuel - et de quelques pièces absolument magnifiques - en particulier un superbe Hermès, un buste de Sauroctone, etc... - le visiteur aura du mal à replacer précisément l'artiste dans son environnement, et à comprendre l'intérêt de son style par rapport aux solutions plastiques de ses prédécesseurs, le contraposto de Polyclète, l'imperturbabilité divine de Phidias, etc... sans même parler du sens de l'importance de l'invention du nu féminin, par rapport à l'art du nu en général, et à la notion de la féminité en particulier.

Les explications, comme souvent dans les expositions en France où l'on dit vouloir privilégier le contact "direct" avec l'oeuvre, arrivent relativement tard et dispersées dans le parcours. Pour avancer dans cette voie-là, et dépasser l'image d'un Praxitèle solitaire inventeur du nu féminin et génie des poses nonchalentes, il faudra se reporter au livre sur le Nu de Kenneth Clark, et ses belles intuitions sur Appolon, Venus Céleste et Vénus Terrestre.

Au fil de l'expo Praxitèle reste donc tel qu'on a voulu nous l'introduire, une sorte de figure errante de l'art occidental, un fantôme insaisissable et magnifique, resté dans l'histoire à la faveur d'une fulgurance géniale, autant de choses dont on se dit qu'elles appartiennent (peut-être) un peu trop à l'univers romantique pour être tout à fait fidèle à l'éthos grec. Musée du Louvre, jusqu'au 18 juin.

lundi, avril 02, 2007

Arménia Sacra

(Grande Arménie, IIIè av JC) L'exposition du louvre consacrée à l'Arménie donne l'envie d'approfondir la notion de frontière, à la fois physique et culturelle. Outre la beauté des oeuvres exposées, qui retracent la civilisation arménienne de la conversion par Saint Grégoire l'illuminateur au IIIè siècle jusqu'au début du XIXe siècle, c'est surtout une porte ouverte sur les migrations et influences diverses, tantôt avec l'art de l'islam et de Byzance, tantôt avec les empires perse et ottoman.

(Arménie au Xè) Pour la civilisation européenne née du bassin méditerranéen, Byzance / Constantinople est une première frontière forte, la zone de contact avec le moyen orient. Si la Turquie est uen frontière, qu'y a-t-il de l'autre côté ? En visitant cette exposition sur l'Arménie, on voit non pas un autre pays ou empire, mais une autre frontière, et l'on se retrouve au milieu d'un grand brassage qui fait de l'Arménie non pas une limite, mais un point de passage de multiples peuples et afrontements. Et même un point de départ pour l'essaimage de communautés chrétiennes orthodoxes au Moyen Orient, Liban, Syrie, Palestine, Judée...

(Arménie début XXè) Si le mot frontière vient de front, ligne de contact avec l'armée ennemie, l'Arménie est la frontière par excellence, qui a servi de champ de bataille aux Perses et aux Ottomans, et à d'autres après eux. L'exposition souligne mieux qu'aucune autre le sens d'une frontière comme lieu de passage, zone de contact, et non lieu de clôture. Elle souligne aussi que la frontière, conçue comme ligne de démarcation, est bien plutôt une bande, un espace, une zone élargie. Zone élargie réduite au fil des siècles à portion congrue, jusqu'à disparaître, car l'Arménie aujourd'hui a peut-être des frontières, mais n'en est plus une.

mercredi, mars 28, 2007

Histoire et littérature

Dans la série des malades qui nous gouvernent, deux livres de Marc Dugain. Deux livres plaisants, sans doute pas inoubliables, mais efficaces.

L'auteur explore les coulisses malfamées des événements de l'histoire plus ou moins récente (épisode du Koursk, chantages et coups fourrés dans les couloirs de la présidence des Usa).

Les romans poursuivent surtout l'exploration des moyens par lesquels la littérature peut éclairer l'histoire, et dire la vérité sur la comédie du pouvoir, dans ses aspects les plus vils et les plus inavoués (écoutes, chantages, agents double à triple fonds). Car il ne suffit pas de dire de Poutine qu'il est méchant et de Hoover qu'il est détestable. Il faut encore le faire sentir, par des structure de récit, des mises en parallèle et des situations.

Essai transformé, surtout pour Hoover. C'est un regard sans concession sur le gouvernement des empires. La position du narrateur de la Malédiction, Clyde Tolson, impose au lecteur une position très inconfortable, faite d'admiration amoureuse du n°2 du FBI pour le n°1, de conservatisme radical et de moralité douteuse. Les méthodes du chef de la police, auto-investi d'une mission de gardien de (sa propre vision de) l'ordre américain, font froid dans le dos. Ecoutes, chantages, diversion... La tirade finale d'Edgar est un vrai condensé des compromissions et des mensonges qu'un homme peut se faire à lui-même, et de la façon dont il peut le faire payer aux autres. Après les USA de Hoover et Kennedy, et la Russie de Staline à Poutine, ce sera bientôt le tour de la Chine. Avec Mao. L'occasion de parler de la biographie sortie chez Gallimard.