lundi, novembre 24, 2008

La ville moderne : l'apport des philosophes allemands du débuts du XXème siècle


Une belle introduction au problème de la ville comme symbole de la modernité, à partir des exemples de Paris et Berlin au début du XXème siècle.


Pour tous ceux que le thème de la ville et de la vie urbaine intéresse, les deux livres dirigés par Philippe Simay publiés récemment aux Éditions de L'éclat, s'imposent comme un passage obligé.

Ces livres sont une introduction au gigantesque travail accompli par les philosophes et sociologues juifs allemands Georg Simmel, Walter Benjamin, Siegfried Kracauer pour appréhender et comprendre ce que le mode de vie urbain modifie de l'expérience humaine, comment la ville modifie "l'appareil sensitif" de l'être humain.

Ébahis devant l'expansion fulgurante d'une ville comme Berlin au début du XXème siècle, et fascinés par la constitution des premières métropoles, ils mettent au point un vocabulaire susceptible de décrire le mieux l'expérience de la ville moderne, comme expérience du choc (stimulation sensorielle des néons, des tramways, du cinéma et de la foule) comme dislocation de l'expérience (erfahrung) au profit du seul vécu (erlebnis), avec tous les mécanismes d'auto-défense de la part des citadins (blasement, retenue, intellectualisation, le divertissement comme moyen d'échapper aux l'excitation continuelle, etc). Pour se ressourcer d'une modernité urbaine aliénante, abrutissante et choquante, Simmel se ressource dans les villes du sud : Florence, Venise, Rome.

Si "Le choc des métropoles", outre une excellente introduction, rassemble des articles assez inégaux, en revanche les "Capitales de la modernité" sont un régal, avec en particulier un très bel article sur le thème du flâneur chez Benjamin. Le comportement du flâneur, ostensiblement détaché des valeurs utilitaires et mercantiles de la bourgeoisie des villes, devient l'emblème d'une contestation tranquille à l'essor de la modernité capitaliste, en même temps qu'un modèle d'écriture. A lire également : le descriptif de l'aménagement intérieur bourgeois de la fin du XIXème siècle, extrêmement chargé, décoré, où le moindre bibelot est saturé par les traces d'une histoire complète, à l'opposé des appartements lumineux, vitrés, fonctionnels de la capitale allemande. Ou bien la question des barricades à Paris au XIXème siècle, comme moyen de retourner contre les classes dominantes les symboles de leur domestication de la ville.

Ces livres donneront à n'en pas douter l'envie d'explorer la constellation des écrits de Simmel, Benjamin et Kracauer et d'approfondir leurs convergences et divergences sur une question cruciale de la modernité, alors que la moitié de la population du globe est récemment devenue citadine. Tous ont préféré la forme de l'essai, du fragment, à l'illusion de la monographie pompeuse et totalisante. Tous ont voulu s'attarder sur les menus objets de la vie courante, jugeant que c'est dans les petites choses que se logent les concepts les plus significatifs et les plus éclairants d'une culture : les vitrines, le grand huit, la mode, les galeries marchandes. Le roman Policier de Siegfried Kracauer, décrit comme le genre emblématique de la ville comme espace désenchanté, en est un bel exemple.

Le Choc des Métropoles, Philippe Simay et Stéphane Füzessery (dir), Éd. de l’Éclat, 2008
Capitales de la modernité, Philippe Simay (dir) Editions de l'Eclat, 2007
Les grandes Villes et la vie de l'esprit, Georg Simmel, L'Herne, 2008
Florence, Venise, Rome, Georg Simmel, Editions Allia
La parure et autres essais (avec un très beau texte sur l'esthétique des ruines, dans le prolongement de ce qui a déjà été dit ici) Georg Simmel, Maison des sciences de l'homme.

mercredi, novembre 19, 2008

Jacques Villeglé au Centre Beaubourg / Pompidou


Petite poésie de la communication urbaine : l'exemple de l'affiche, par Jacques Villeglé.


L'art de Jacques Villeglé est un art singulier. Flâneur de la ville moderne, l'artiste regarde et sélectionne sur les murs les affiches lacérées, oubliées, abîmées par les intempérées, déchirées par les passants, recouvertes par d'autres, etc. L'affiche lacérée, c'est l'inverse du collage sur toile : ici on retiré des couches successives d'un millefeuille au lieu d'en rajouter.

Il n'est pas question pour l'artiste de fabriquer ou de modeler, mais de détecter des objets (sur l'idée du coeur de métier propre à chaque artiste, voir ici chez César). Bien qu'il ne s'agisse pas de ready made à proprement parler, c'est tout de même une démarche assez proche de celle de la transfiguration du banal, qui consiste à attirer l'attention sur des choses quotidiennes pour les élever au niveau de l'oeuvre d'art (sur un sujet proche, voir ici).

L'affichisme - phénomène artistique essentiellement français - opère égalemet une série de déplacements des catégories esthétiques. D'abord, il n'y a plus un auteur unique, mais des dizaines d'auteurs anonymes, intervenus à titre divers et à différents moments sur l'affiche pour en arracher des morceaux, la couvrir de graffitis, en coller d'autres par dessus, etc. L'affiche finale exposée est le résultat de ces interventions successives. Ensuite, loin d'être un art de l'espace, l'affiche est bel et bien un art du temps un peu spécial, c'est-à-dire qu'elle porte en elle-même toute son histoire, et à travers tout un condensé d'histoires de portion urbaine (sur ce sujet également, voir ici, ici et surtout ici, magnifique commentaire d'un tableau de Poussin). Enfin, dans la mesure où l'auteur reste en retrait, il s'agit d'une sorte de "non action painting", où l'artiste est quasi inactif.

Surtout, Villeglé opère sur la communication ce que d'autres ont accompli avec la représentation. Le palimpseste de l'affiche lacéré désamorce la fonction initiale de l'affiche comme instrument d'information ou de message. Le sens se brouille, se pervertit et finalement disparaît tandis que sa valeur plastique intrinsèque augmente : l'oeil perçoit des formes, des couleurs qu'ils ne percevait pas quand elles ne servaient que de véhicule du sens. Ici les messages politiques ou comemrciaux perdent leur signification surtout lorsqu'ils sont vus et lus en dehors de leur contexte historique et spatial, à trente ou quarante ans de distance sur le mur dépouillé d'un musée.

Il s'agit donc de bien autre chose pour Villeglé que de s'émerveiller béatement devant la comédie de la ville. C'est une façon d'interroger la notion de communication et en particulier la communication in abstentia, par les moyens de l'écrit et de l'imprimé. De même que les peintres abstraits considéraient l'objet représenté comme un obstacle à la vraie compréhension de la peinture comme agencement de lignes et de couleurs sur un plan, de même chez Villeglé considère le sens communiqué comme un obstacle à la perception de l'affiche dans sa plasticité.










Villeglé travaille également sur les caractères typographiques, à la suite du lettrisme. Il repère des graffitis où les lettres ont été déformées ou stylisées de telle sorte qu'elles portent déjà en elles tout un discours militant (communiste, nazi, féministe, anarchiste, religieux, etc). Le discours le plus sophistiqué est ainsi condensé à l'échelle de l'atome alphabétique. Villeglé observe ces phénomènes de condensation, de dilation ou contraction du langage hors de son usage quotidien.

Dans l'usage quotidien de la langue, nous ne nous arrêtons pas sur chaque mot que nous employons, sans quoi nous ne dirions jamais rien. Le langage courant est neutre par définition, purement utilitaire, sauf quand il se signale par un accent régional particulier, ou par dyslexie. Mais il y a un art qui nous force justement à prêter attention à la valeur plastique et sonore des mots. Cet art c'est la poésie. Jacques Villeglé ne fait pas autre chose que de la poésie avec des tracts et des affiches. Et comme la vie de la cité use et abuse de la valeur fonctionnelle et utilitaire des objets qu'elle abrite, Villeglé leur rend la valeur matérielle qu'ils ont aussi.

Jacques villeglé, La comédie urbaine, 17 septembre 2008 – 5 janvier 2009, Centre Pompidou, Galerie 2, niveau 6

Voir le parcours de l'exposition, très riche, avec des vidéos et commentaires, sur le site du Centre Pompidou.

Illustrations Jacques Villeglé

Rue Desprez et Vercingétorix – « La Femme », 12 mars 1966
Affiches lacérées marouflées sur toile, 251 x 224 cm
Musée Ludwig, Cologne, Allemagne


Rue du Grenier Saint-Lazare, mardi 18 février 1975
Affiches lacérées marouflées sur toile, 89 x 116 cm
Collection Fonds régional d’art contemporain Bretagne


L’Alphabet de la guérilla, octobre 1983
Peinture à la bombe sur toile synthétique, 126 x 166 cm
Fonds national d’art contemporain,
Ministère de la culture et de la communication, Paris


La mémoire insoluble, juin 1998-2008 (détail)
Série de 237 ardoises d’écolier
Correcteur blanc sur ardoise, bois
Collection particulière