dimanche, décembre 17, 2006

Les peintres de la réalité à L'Orangerie

L'exposition du musée de l'Orangerie suscite chez celui qui la visite un sentiment mêlé : c'est d'abord (i) la grande satisfaction de voir ou revoir quelques superbes tableaux, et tout particulièrement ceux de Georges de La Tour, dont beaucoup ont fait le déplacement depuis Nantes, Berlin, ou Le Louvre, mais aussi cette belle nature morte de Roger Rohner (1938), exposée dans la salle des consonnances, pas très loin de Balthus, Picasso, Hélion. A moins d'être fan des Frères le Nain, et d'autres respectables tâcherons du pinceau, on s'en tiendra là.


C'est ensuite (ii) le propos même de l'exposition. Ce qui est exposé ici, ce n'est pas "la réalité", ni même des "tableaux de peintres de la réalité". Pas du tout. Le sujet de l'expoition, c'est... l'exposition elle-même, où plutôt celle organisée en 1934 et qui a laissé un souvenir très fort chez tous ceux qui ont eu le privilège de la voir. C'est là que René Char découvre La Madeleine pénitente, là aussi que Jean Hélion s'interroge sur la notion de réalisme et de peinture figurative. Il n'est pas rare de trouver des allusions à l'exposition de 34 dans les biographies ou les parcours artistiques des intellectuels de l'époque. En cela, l'exposition est peut-être aussi célèbre que celle de l'Armory Show de 1913 à New York, dans un tout autre registre. Le musée de l'Orangerie vient d'ouvrir, et célèbre donc sa propre mémoire, se prend lui-même pour le principal sujet de son programme d'exposition. Ce principe de la mise en abîme est un signe du temps : pays lourd de son passé, qui aime à le chérir, à le scruter, pour se glorifier ou se repentir. Lorsqu'une démarche culturelle, qu'elle quelle soit, atteint le stade de la maturité, elle se prend elle-même pour son propre objet. La littérature le fait depuis longtemps, au moins depuis Don Quichotte, le cinéma aussi, par exemple dans Pulp Fiction, grouillant de références à l'art cinématographique. Par parenthèse, et chose curieuse, dans les séries américaines, ce mécanisme de l'auto-référence est souvent utilisé comme un "effet de réel" justement, le signe d'une distance prise par rapport à la fiction. Tel héros de film catastrophe pourra signifier la gravité d'une situation par quelques mots biens choisis : "Putain John, revient sur terre, on n'est pas dans une série télé ici, et je suis pas Mc Gyver ! on s'en sortira jamais !" etc. etc.

C'est donc au tour de la muséographie (ce n'est peut-être pas la première fois) de jouer ce jeu de la commémoration et de la mise en abîme. Soit. Admettons que ce n'est pas le moindre des ironies que ce soit justement un exposition consacrée aux "peintres de la réalité" qui serve de prétexte à cette célébration qui s'en affranchit au contraire.

lundi, décembre 11, 2006

Vélazquez, peintre réaliste ?

Il y a une tendance de la muséographie contemporaine - j'ignore si c'est une tendance récente ou bien un poncif mille fois dénoncé - qui consiste à reconnaître les qualités d'un peintre en fonction de sa fidélité - ou non - à la réalité. Être réaliste, voilà la grande affaire. C'est le travers qu'on pourrait reprocher à cette exposition de la National Gallery, en dépit de quelques merveilleuses toiles présentées (ci contre, le vendeur d'eau). Vélazquez, peintre réaliste, vraiment ? On feint de s'étonner de ce qu'il se serait inspiré des traits de sa tante, de sa mère, de sa femme, pour pendre la vierge Marie. Ah ! Le peintre du réel ! En voici un qui ne rêve pas, non Madame, en voici un qui pense "concret", "pratique", "tangible", voilà un "pragmatique". Cette fascination béate pour ceux qui osent peindre les "petites gens" sans fards (il y avait la même chose à l'expo Rembrandt du Louvre : et comme d'habitude, lui aussi était le premier à "tourner le dos aux illusions"), ou s'inspirent de prostituées pour peindre des madones n'est pas digne d'un grand musée comme la National Gallery, et sans doute pas digne de Velazquez. Bon, je m'emporte. C'est très exagéré. Du coup je profite de ce que l'expo se termine pour envoyer ce poste excessif, donc insignifiant, mais qui soulage. Pour une vision plus modéré, voir ici.

Holbein le jeune à Londres

L'exposition Holbein actuellement à la Tate Britain de Londres est une vraie splendeur. Alors bien sûr je sais que dans ce blog, il y a une surreprésentation des livres et des expositions que j'apprécie, au risque de donner le sentiment d'une publication de béni oui oui, mais pour le coup j'insiste, une vraie splendeur. Non seulement par la (très) grande qualité des oeuvres exposées (on ne se lassera tout de même pas d'aller voir, à quelques pas de là, les Ambassadeurs de la National Gallery), mais aussi par l'occasion ici donnée d'apercevoir l'immense éventail des talents et des activités du peintre à la cour de Londres, à partir des années 1530, de l'art du portrait à la confection d'objets précieux et décoratifs, et ses ramifications à travers toute l'Europe.

On y découvre d'abord Holbein dessinateur, avec une quantité de travaux préparatoires et d'esquisses d'atelier. Il y a ce superbe portrait de Sir John Godsalve, devant lequel on reste comme fasciné par la profondeur du regard, la noblesse de la pose. On y retrouve surtout Holbein fabuleux coloriste, dont les figures se détachent sur fond bleu vif, vert profond, rouge lisse écarlate. Par le contraste d'un manteau sur un fond doré, d'un petit animal sur le rideau, il y en a qui savent s'y prendre pour vous exciter les yeux. Le portrait d'Edouard VII enfant (ci-dessus), baigné de rouge, est un éloge de la couleur. Il est une des nombreuses illustrations du goût d'Holbein pour les tissus pesant et les chapeaux larges, les drapés lourds, les encolures et les plumes, tout un art de l'ornement vestimentaire qui n'est pas le moindre de ses centres d'intérêt.

Holbein se distingue bien sûr par son art du portrait. L'exposition en est pleine. Au fil des salles, l'exposition illustre d'ailleurs (entre autres) le relatif abandon du portrait de profil classique, inspiré des médailles antiques, au profit du portrait de 3/4, puis de face, en position frontale. On sait qu'Holbein a peint l'Europe humaniste de son temps, d'Erasme à Thomas More, et tissé une familiarité avec ses modèles qui transparait dans les tableaux. Aussi le spectateur pourra être surpris des ongles ostensiblement souillés d'Erasme sur l'un des portraits de l'exposition. On croyait l'usage réservé à Caravage (Bacchus), De la Tour (Le tricheur), aux "peintres de la réalité" dans un esprit de provocation irrespectueuse. Mais l'humaniste a tant fait pour valoriser le travail de l'érudit comme un authentique labeur (et non comme simple loisir, otium) que les mains caleuses, salies par l'activité et posées sur un livre des travaux d'Hercule sont le signe d'une reconnaissance et d'une complicité de l'artiste et de son modèle.

Mais Holbein n'est pas seulement peintre, il est aussi décorateur, concepteur d'objets, de vases, de vaisselle, de lustres, de coupes pour l'usage de la cour. Il est envoyé en mission brosser le portrait des promises d'Henri VIII, il dessine des broches, des plans de cheminée et des écussons pour orner la haute société londonienne, s'associant à des forgerons et de toute l'Europe du nord. Holbein est également illustrateur de livres, en particulier des livres religieux et de la Bible, dans une Angleterre récemment gagnée par le souffle de la réforme. L'exposition présente de nombreuses vignettes édificatrices ou morales et lève le voile sur un aspect méconnu (?) du travail d'Holbein.

Au fil de ce parcours, le visiteur ressort plus convaincu que jamais de l'unité profonde des arts, des lettres et de la culture dans ses manifestations les plus diverses. De la peinture à l'orfèvrerie, du style vestimentaire à l'art du livre, de l'image politique à la religion, il n'y a qu'une immense culture commune, qu'il revient à l'homme de tenter d'embrasser. Tâche difficile, impossible sans doute, qui est justement le coeur du projet humaniste. A voir.

mardi, décembre 05, 2006

William Hogarth au Louvre

Avec cette exposition William Hogarth, Le Louvre donne à ses visiteurs l'occasion d'une sortie culturelle d'une rare densité. D'un point de vue esthétique sans doute (la série des tableaux du "mariage à la mode" est un pur chef d'oeuvre), mais aussi du point de vue de l'histoire de l'art et de ses ramifications nombreuses, à l'histoire tout court, celle de la nation anglaise, et celle de ses idées.

Il y a de tout dans Hogarth. Il y a d'abord la satire sociale, le portrait moral d'une société britannique en pleine mutation, animée de la frénésie du commerce sous toutes ses formes : échange des marchandises, échange des idées, échange des biens. Hogarth y dénonce les flétrissures sous la bonne morale, la corruption sous la politesse et donne à voir les tares morales sous les délicatesse de la façade, à la manière d'un Marivaux. Il n'est peut être pas étonnant que le sentiment de légèreté naïve et de joliesse molle aient fini par masquer, chez celui-ci comme chez celui-là, la vigueur dénonciatrice et le regard sans concession porté sur les travers du monde contemporain.


L'exposition est aussi une porte ouverte sur les origines de l'empirisme anglais, et le privilège accordé à l'observation directe de la nature, sur l'imitation servile des modèles anciens. Avec son concept de la "ligne serpentine" ou "ligne de beauté", exposé dans la préface de son livre sur l'analys du beau, Hogarth défend la possibilité (optimiste ou naïve, on a le choix) d'atteindre le beau par une méthode rigoureuse, simple, et accessible à tous. Fustigeant l'esthétique aristocratique du "je ne sais quoi", selon lequel le beau serait une qualité fugace, identifiée par les seules élites auto-proclamées, Hogarth promeut au contraire l'idée d'une "règle de l'art" permettant d'atteindre le beau "à tous les coups". Il croit pouvoir trouver le point commun de toutes les belles oeuvres de l'humanité dans la "ligne serpentine" de Michel Ange, que tous les artistes de l'histoire auraient appliquée sans le savoir, mais qu'il revient à Hogarth d'avoir exposée en pleine lumière.

Cette ligne serpentine offre enfin une façon nouvelle de gérer la diversité, et le chaos du monde, dont le désordre apparaît crument avec la crise de la modernité, jusqu'à l'abandon des trois unités classiques (lieu, temps, action). Comment unifier la diversité de la nature, maintenant que les principes d'ordre traditionnel, Dieu, la science classique, la morale, et même les règles de l'Académie des anciens, se sont estompés ? La réponse d'Hogarth porte en elle l'intuition d'une responsabilité nouvelle attribuée au spectateur lui-même, c'est-à-dire à l'homme. C'est à lui qu'il revient désormais d'unifier sous son regard la diversité des actions représentées sur la toile, de lire une série complète de tableaux qui offrent une pluralité de points de vue sur un même personnage. La ligne serpentine ne vise pas autre chose : réunir tous les points saillants du tableau par une même ligne ondulée qui le traverse.

Ce sont autant d'éléments qui justifient l'intérêt porté outre-manche à cet artiste, premier peintre de la nation anglaise, se voulant le digne héritier dans le domaine pictural de Swift, Milton ou Shakespeare dans le domaine littéraire. Autant d'éléments qui justifient de s'y rendre au plus vite. On en profitera évidemment pour savourer quelques-uns des merveilleux Rembrandt exposés juste à côté (post à venir, mais rien ne presse...).