mardi, août 21, 2007

La guerre et la paix

Suite d'une série de lectures consacrés à la notion de conflit, de guerre (parmi ceux évoqués ici, La Corrida, De la destruction).

C'est toujours la même chose. C'est un peu comme visiter Pompéï, le grand Canyon, Abou Simbel : on vous a prévenu mille fois que c'était super, que vous n'alliez pas en revenir, que c'est à voir ab-so-lu-ment. Vous vous dites que vous serez forcément déçu. Et résultat : c'est super, vous n'en revenez pas, c'est à voir ab-so-lu-ment.

La Guerre et la Paix est un roman assez indescriptible. Donc je ne vais pas le décrire, sinon pour dire ce que tout le monde sait déjà, que c'est une grande fresque historique autour de la campagne napoléonienne de Russie. Ce mot de fresque est suffisamment galvaudé pour qu'on y insiste : c'est bien d'une peinture d'histoire qu'il s'agit, et du lent mouvement de la civilisation à travers l'expansion irrépréssible de l'armée Napoléonienne d'occident vers l'orient, et son reflux tout aussi nécessaire d'orient vers l'occident. La campagne sert de décor aux évolutions de trois familles (ou groupes de personnages principaux : les Bolkonsky, les Rostov, les Bekhouzov, dont les membres se rapprochent, se séparent, et recomposent leurs alliances au gré des circonstances.








Le vrai sujet du livre, c'est l'histoire, ou plutôt la possibilité de tout récit historique sur les forces qui dirigent les hommes : la politique et le pouvoir. Plus le livre avance, plus il consacre de pages à ce thème, jusqu'à l'épilogue qui lui est quasiment exclusivement consacré. Illusion de la liberté des individus pris dans l'enchaînement des causes qu'ils ignorent. Pas une décision prise qui ne soit remise en question par la pagaille des événements, pas de ferme résolution dont la mise en oeuvre ne soit compromise par les circonstances. La Guerre est le lieu où les qualités d'indépendance et le génie du "grand homme", de ses "décisions stratégiques" sont les plus célébrées par la science historique du XIXème siècle. C'est le lieu que tolstoï choisit pour leur faire un sort, et leur opposer le démenti le plus cinglant démenti.

"Le dispositif rédigé par Toll était excellent. Tout comme dans celui d'Austerlitz il y était dit (...) : "Die erste Colonne marschiert", là et là, etc. Et toutes ces colonnes arrivaient, à l'endroit indiqué, au moment voulu, et anéantissaient l'ennemi. Tout était admirablement combiné, comme dans tous els dispositifs, et comme cela se produit dans tous les dispositifs, aucune colonne n'arriva à l'heure désignée ni à l'endroit voulu." (t2 p 625)

et plus loin :

"Tous marchaient sans savoir où ni pourquoi ils marchaient. Le génial Napoléon le savait moins encore que les autres, car personne ne lui donnait d'ordre. Mais et lui et son entourage observaient tout de même leurs vieilles habitudes : on rédigeait de sinstructions, des lettres, des rapports, des ordres du jour. On se disait les uns aux autres "sire, mon cousin, Prince d'Eckmühl, Roi de Naples" etc. Mais les ordres et les rapports n'étaient que du papier,e t rien ne se faisait d'après eux, parce que rien ne pouvait se faire d'après eux, et malgré les titres qu'ils se donnaient de Majesté, Altesse et Cousin, tous sentaient qu'ils étaient des hommes pitoyables et vils, qui avaient fait beaucoup de mal, et qu'il fallait maintenant payer." (t2 p 747)

Il n'y a pas une décision qui soit suivie d'effet. Des batailles perdues peuvent porter un coup si grand à l'ennemi que ce sont elles qui sont les vraies victoires. La description sur plus de 300 pages de l'armée Napoléonienne, défaite et mortellement blessée, mais tout de même emportée par sa vitesse jusqu'à Moscou, avant de commencer doucement le repli vers Paris, est magnifique. En chef militaire conscient de l'impossibilité de tout commandement autre que factice, sachant se fier aux lois de la nécessité historique et ne cédant pas à la vanité des "plans d'action", Koutouzov est un personnage particulièrement attachant.

Il y en a des dizaines d'autres : on sent dans Guerre et Paix la volonté d'établir une sorte de "théorie des chocs" des personnalités et des masses humaines, à l'aide du vocabulaire scientifique chimique et physique. Tolstoï fait se rencontrer (et évoluer : c'est le privilège du long roman) des figures différentes (l'idéaliste, l'héritier désoeuvré, la bigote, l'espiègle, le vieil aigri, les intriguants, etc) pour voir l'effet narratif et esthétique produit. Ces confrontations psychologiques s'organisent autour de quelques figures littéraires incroyablement denses et complexes : l'histoire de Natacha Rostov vaut à elle seule la lecture du livre, mais aussi bien sûr les personnages de Pierre et d'André (et de son père le vieux prince Bolkonsky), Nicolas Bolkonsky, etc. L'arrière plan belliqueux et la présence de l'ennemi jouent le rôle d'accélérateur et révélateur de ce précipité littéraire.

Les articles d'Alexis Philonenko dans ses Essais sur la Philosophie de la Guerre (Vrin), et notamment ceux consacrés à Tolstoï et Clausewitz offrent un éclairage bienvenu en complément du livre.

On y comprend mieux l'opposition viscérale de Tolstoï le fataliste à Clausewitz héraut de la volonté et du grand homme, et à travers ce dernier son opposition à Hegel, et sa vision de l'histoire comme progrès de la raison dans le monde.

La démonstration par Tolstoï de l'impossibilité de tout commandement, de l'écart irrémédiable entre les décisions obscures, prises à l'aveugle, et leur mise en pratique confuse et contraire à toute prévision, brosse le portrait d'une guerre absurde, qui a tout perdu du caractère héroïque des anciens et rationnel des modernes. La deuxième partie de l'épilogue, sur le problème des rapports entre liberté et nécessité peut se lire comme un texte autonome.

Philosophie de la corrida

Petite lecture d'été. Livre très éclairant sur la corrida, lue à l'aide des catégories et des notions philosophiques : la liberté, le rapport à l'animal, l'esthétique, etc...

Wolff a le mérite d'une écriture enlevée, très agréable. Sur le fond, son argumentation est profondément stimulante. Je retiens en particulier la façon dont la Corrida échappe aux classifications courantes, aux catégories les mieux admises, par exemple sur le domestique et le sauvage, sur la frontière entre le sport, l'art, le rite, la coutume... De ce point de vue la Corrida est un objet /concept philosophique par excellence, un objet-limite qui invite à interroger la validité de toutes les grilles de lecture qui la remettent en cause et l'accusent d'être à la fois "boucherie", "torture" et "rite arriéré".

Dans le chapitre consacré à l'animal, Wolff montre à quel point la frontière entre le domestique (envers qui les mauvais traitement sont prohibés) et le sauvage (que l'on peut éventuellement tuer) s'applique mal à la corrida, où les taureaux sont justement élevés par l'homme pour lui rester hostiles, "brava". Les passages consacrés à cette notion de brava (courage, bravoure, franchise dans l'attaque) sont d'ailleurs parmi les meilleurs du livre.

Un autre chapitre consacré à la morale de la Corrida, conçue comme morale de l'être (morale des "anciens" : qu'est-ce qui correspond à mon être ?) par contraste avec la morale de l'acte (morale des modernes, notamment depuis Kant : que dois-je faire, mon action est-elle bonne ou mauvaise ?) est aussi très éclairante. Wolff a ce mot savoureux : la question du torero n'est pas de "bien" faire ou de "mal" faire, de "bien" torréer, mais plutôt de se montrer digne d'être torero, à la hauteur de ce que signifie "être torero". Aussi lorsqu'il y parvient a-t-il le droit d'être dit "torero" et la foule le félicite "torero, torero". Il ne viendrait à personne de s'écrier devant la prestation réussie d'un chanteur "chanteur, chanteur", ou "acteur, acteur".

Pour toutes ces raisons, la Corrida en dépit de toutes les critiques qui lui sont adressées apparaît comme une pratique sinon attachante, du moins captivante. Elle dérange, elle bouscule les catégories les mieux admises, les classements binaires. Elle s'oppose radicalement à la vision aseptisée d'un monde où la violence, la mort et le désordre sont évacués, dans des non-lieux ou des hors-lieux loin des regards. De ce point de vue, elle a quelquechose de revigorant.

Malgré la présence d'un lexique en fin d'ouvrage, le livre s'adresse plutôt à ceux qui connaissent déjà les rudiments techniques de la Corrida. Mort dans l'après-midi d'Hemingway peut en être l'utile le complément.

Francis Wolff, Philosophie de la Corrida, Fayard
Ernest Hemingway, Mort dans l'après midi, Gallimard Folio (je ne connais pas cette édition mais je recommande la lecture du bouquin en anglais avec photo)