mardi, avril 20, 2010

Une sociologue au conseil constitutionnel


Un essai stimulant sur le sens et le statut d'une de nos institutions les plus méconnues.

Le livre de Dominique Schnapper sur son expérience au Conseil Constitutionnel contient plusieurs livres en un seul.

1) C'est d'abord un témoignage (rare) sur la vie et les coulisses d'une institution finalement peu connue.


2) C'est aussi indirectement une réflexion sur le travail sociologique et le rapport du chercheur à son objet. Les sociologues s'efforcent par divers moyens d'observer de l'intérieur un milieu particulier, cette fois-ci la sociologue n'a pas seulement été observatrice mais réellement nommée comme l'un des 9 sages, tout à la fois sociologue et conseillère.


3) C'est enfin et surtout une analyse du fonctionnement et de la nature de cette institution bizaroïde qu'est le Conseil Constitutionnel. A ce niveau Dominique Schnapper applique trois grandes grilles de lecture, du début à la fin.

a) L'histoire du Conseil Constitutionnel est d'abord l'histoire de sa lente et progressive légitimation. Voulu par le Général de Gaulle comme un organe de contrôle de l'activité parlementaire jugée précaire et dangereuse à ses yeux, le Conseil s'inscrit à l'origine contre la tradition démocratique française. Protocolairement secondaire, fragile et directement soumis à la volonté du Général (qui n'entendait pas qu'on lui fasse la leçon sur une constitution qu'il avait lui-même rédigée et ne se privait pas de le rappeler sur le mode "je sais ce que j'y ai mis !"), le Conseil a fini par gagner son indépendance et par s'imposer comme un élément incontournable de la vie politique et juridique française.

b) La vie du Conseil est également celle de ses membres, des réseaux qu'ils fréquentent, des services qu'ils se rendent entre eux et à d'autres, des amitiés passées. L'assemblée réunit les ennemis d'hier, les nouvelles fonctions créent de nouvelles relations. Le récit des rapports entre les conseillers issus du sérail politique et ceux nommés au terme d'une carrière dans l'appareil judiciaire est très intéressant. Le plus fascinant est que le jugement en droit puisse se frayer un chemin dans ce petit théâtre des nominations, des jeux de pouvoirs et d'influences, des compétences diverses de ses membres. Il y parvient effectivement, grâce en particulier au travail de fourmi du secrétaire général et du service juridique, qui sont comme la colonne vertébrale de l'institution.

c) Enfin, et c'est peut-être cela le plus intéressant de tout le livre, Dominique Schnapper souligne avec une extrême clarté le statut profondément hybride du Conseil Constitutionnel, au carrefour des institutions politiques (Parlement et Présidence) et des institutions juridiques (Conseil d'Etat, Cour de Cassation). Les Conseillers sont nommés par les Présidents de la République, de l'Assemblée Nationale et du Sénat : ce ne sont pas des magistrats et le Conseil n'est pas une "cour de justice" contrairement à ses homologues étrangers. Mais en même temps le Conseil est un peu plus qu'un "club" et il participe de fait à l'élaboration du droit.

Institution mi-politique mi-juridique, le Conseil était, pour une sociologue, un poste de travail rêvé, exactement situé au point de rencontre des deux grandes utopies créatrices de la démocratie, l'utopie de la représentation (toute légitimité vient du suffrage universel du peuple souverain, qui peut changer les lois) et l'utopie du droit (la sécurité et la continuité du droit sont une protection contre l'arbitraire des passions du moment, et parfois le meilleur recours du peuple contre lui-même). Bien que tout pouvoir démocratique tire sa légitimité du suffrage universel ("si on écoutait les juristes, on ne ferait jamais rien" / "9 sages ne peuvent pas contredire la volonté générale du peuple" se plaisent à dire les conseillers "politiques"), les institutions ne peuvent pas non plus dépendre uniquement des "humeurs" du peuple, sous peine de tomber dans une autre forme de despotisme. Le Conseil Constitutionnel est le lieu de rencontre de ces tensions contradictoires. La conclusion du livre est à elle seule un petit bijou qui mériterait presque de paraître sous forme d'un article à part. Au terme des 452 pages que lui consacre Dominique Schnapper, l'austère et modeste palais de la rue de Montpensier en deviendrait presque attachant. On n'en demandait pas tant.

Dominique Schnapper, Une sociologue au conseil constitutionnel, nrf Essais Gallimard, Paris, 2010

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