Le bouquin de Littell est un peu intimidant, déjà par le poids et le volume de ses 900 pages, encore alourdi par le nombre des gloses, la masse des commentaires et de la rumeur qui l'entourent.
Il faut pourtant lire ce livre, ne serait-ce que pour le premier chapitre, Toccata, trente pages d'une densité psychologique et littéraire inouïe. Sur la forme, c'est un enchaînement mécanique implacable, où chaque phrase annonce la suivante, étroitement liée à celle qui précède, avec ce goût de l'inéluctabilité qui sied aux tragédies. Sur le fond, l'auteur y pose également, dans une gigantesque captatio benevolentiae, les multiples ramifications d'une position psychologique insoutenable et consciente d'elle-même, qui désamorce par avance les critiques, prévient les sentiments de rejet (envers ceux qui ne voudraient pas lire, ne voudraient pas se reconnaître, ne voudraient pas comprendre, ou croiraient pouvoir le faire) et justifie la posture délicate du nazi retraité écrivant froidement sur son passé. Fascinante et glaciale, dans ces premières pages, la séduction du mal joue à fond.
Plus le livre avance, plus Littell enrichit sa grande fresque du délabrement, de la décomposition culturelle, morale, civilisationnelle. Il n'y a rien de vraiment stable dans cet univers, ni haut ni bas, pas de nord ou de sud, a fortiori pas de bien ou de mal. Un beau jour, on peut tuer son ami d'un coup de pistolet sans motif apparent, au détour d'une conversation, torturer au hasard un gamin pris dans la rue. Des hauts gradés s'entre-décorent de la croix de fer dans un bunker humide dans Berlin bombardé. Partout règne l'arbitraire, d'autant plus dangereux qu'il n'est pas systématique. Le roman orchestre tranquillement, chirurgicalement, la fin de toute valeur, de tout repère. La scène finale, grand bazar où le personnage central ère seul au milieu des animaux du zoo de berlin en ruine, avec girafes, chimpanzees, et char d'assaut, est tout un programme. Il faut arriver jusqu'à ce point point pour voir toute la force de la vision littellienne du bruit et de la fureur.
Il y a surtout le probème posé par cette fraternité obligatoire dont le narrateur nous affuble dès le départ ("frères humains, laissez moi vous raconter..."), fraternité qu'il n'a pas jugé bon d'accorder aux juifs exterminés. Certaines voix se sont élevées pour admettre un peu facilement cette fraternité grâce à laquelle Max Aue serait "mon semblable, mon frère", homme parmi les hommes, au milieu d'une tourmente où "n'importe qui" aurait pu "faire pareil". Je ne sais pas, pour ma part, si j'aurais fait pareil. Mais ce que l'on peut dire, néanmoins, c'est que Max Aue n'est pas mon semblable. C'est un psychotique, un dérangé mental, dont le cerveau malade est traversé de pensées obscènes, gangréné par le souvenir de relation incestueuse, de la haine des femmes, de visions de meurtres, d'actes ignobles. L'auteur a brossé un portrait multiforme de son personnage, d'abord en mondain démoniaque, puis en médiocre, en faible, puis en fou dangereux. Sa culture classique et le calme de ses manières d'affable dandy n'y changent rien : il ne suffit pas de cela pour postuler à l'humanitas. Que ce type soit mon frère, je peux le concevoir, bien que cela me révulse, mais je ne l'admet pas d'emblée comme une chose évidente. Il faut conserver intacte le côté problématique de cette fraternité impossible, au lieu de l'escamoter comme ont le fait dans les prés de Saint Germain en affichant complaisamment, avec le sourire des "esprits forts" que "Aue, c'est moi". Je regrette, mais là aussi, il faut quand même savoir dire non et saisir dans le personnage "cette région cruciale de l'âme où le mal absolu s'oppose à la fraternité" (Malraux, cité par Semprun).
Il y a enfin, dans ce livre, certaines pages dont on ne se remet pas aussitôt, sur la langue nazie, sur la "science juive", sur la "synthèse" nazie du socialisme et du nationalisme, des pages qui font froid dans le dos sur l'extermination de la "vermine" dans les plaines enneigées d'Ukraine, sur la folie qui gagne progressivement les soldats des einzatsgruppen, sur les argumentaires serrés de la politique nazie par des sofficiers SS, des images fortes de conversations édifiantes dans des bureaux lambrissés, près des lignes de chemin de fer, avec l'odeur des camps. Tout cela emporte largement, selon moi, les critiques sur la crédibilité du personnage, la véracité de certains détails, la possibilité de fiction au sujet de la shoah. Toutes ces critiques, je les considère sans portée véritable. Mais à chacun de dire ce qu'il en pense. Jonathan Littell, Les bienveillantes, Gallimard.
mercredi, novembre 15, 2006
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1 commentaire:
« Cela n'aurait jamais dû arriver. Et par là, je ne parle pas du nombre de victimes. Je parle de la fabrication systématique des cadavres, etc., je n'ai pas besoin de m'étendre davantage sur ce sujet.» Hannah Arendt
« Toute pédagogie de l'horreur en reproduit la jouissance » Anne-Lise Stern
Il est possible que ce roman, les Bienveillantes , soit un des premiers grands livres du XXI ème siècle : un livre hors norme de 900 pages compactes. Dans notre monde post-moderne, il est comme un"retour du refoulé", venu de ces temps modernes où la technique a fabriqué des cadavres dans des chambres à gaz. C'est un livre trés difficile à lire. Même si le lecteur s'accorde du temps et du courage il en sortira fourbu , exténué, interloqué et perplexe. En changeant de siècle et de nouvelle économie psychique , en passant de la névrose à la perversion, on est passé de l'ère de la victime à l'ère du bourreau. Le récit, dense, aride parfois, pourrait engendrer, une fois encore, la fascination pour la barbarie. En transposant dans son roman l'immense documentation qui existe sur cette époque, J. Littell suscite l'envie de savoir, le désir d'Histoire, la volonté de comprendre l'une des pages les plus complexes et les plus prégnantes du siècle passé. Les lecteurs pensent trouver ce qu'ils cherchent dans Les Bienveillantes, car J. Littell revendique un implacable et irréprochable réalisme historique. Si l'Histoire est convoquée, c'est la magie de l'écriture qui opère. Le lecteur qui voudra en savoir plus devra se mettre au travail. Il faudra du temps pour apprécier cette oeuvre.
Le roman inclassable de Jonathan Littell est le récit, pour faire littérature, d'un homme pas trés ordinaire, né en Alsace en 1913 , de père allemand et de mère française, qui va traverser, en bureaucrate témoin et acteur, l'histoire et la géographie de la Mitteleuropa pendant les années du nazisme , la guerre de 1939-1945 et prendre part à l'extermination de tous les ennemis de l'Allemagne nationale socialiste (les juifs de tous les pays occupés, les soviétiques, les tziganes, malades psychiatriques) et à la solution finale du problème juif ( Endlösung der Judenfrage ) : les groupes mobiles de tuerie ( Einzatgruppen ) , les exécutions «à ciel ouvert», les camps d'extermination , les chambres à gaz , les crématoriums, les marches de la mort.
Cet homme est Maximillien Aue ( personnage fictif et narrateur ) . Son roman familial infiltre ses réflexions, ses attitudes et actions criminelles. Il est amoureux de sa soeur jumelle, Una, et homosexuel dans ses choix. L’image d’un homme torturé s’installe dans l’esprit du lecteur. Intelligent, cultivé, esthète, obstiné, il sera un officier supérieur de la SS qui aura bien de la chance malgré les situations les plus graves et les plus terribles de sa vie. Un juriste nazi courageux et pédant qui écrit des rapports inutiles à la chaine, omniprésent sur les chantiers de la mort . Ce thanatologue participera au judéocide européen , sans que ses paroles traduisent un antisémitisme haineux , présent lors des tueries massives en Ukraine , en Russie, en Hongrie. Il sera le témoin des horreurs de la guerre et acteur de l'organisation des camps d'extermination en Pologne. Il vivra aussi l'effondrement du III ème Reich. Plus qu'un personnage de roman il s'agit d'une figure atypique du bourreau de la Shoah.
La parole de Max Aue est une parole vraie qui peut révéler ses propres abîmes. Il laisse à ceux qui l'entendent, la tâche impossible d'une interprétation. Le roman de Littell ne livre pas à ses lecteurs le «pourquoi» de l'holocauste. Claude Lanzmann nous mettait en garde contre les exercices académiques qui promettent une explication de la Shoah. Ces abstractions, en effet, n'ont souvent réussi qu'à émousser ou à travestir l'événement oblitérant la réalité sans parvenir à clarifier quoi que ce soit. On ne fouille pas aisément la psyché des exécuteurs ( qui, d'ailleurs, ne parlent pas) . Lanzmann lance cet ultime avertissement en citant Primo Levi qui, détenu à Auschwitz, entendit un garde S.S. proférer « Hier ist kein Warum » («Ici, il n'y a pas de pourquoi»). Le regard de Max Aue est plus énigmatique et engendre un malaise.
J. Littell écrit en français , en imitant cette langue du III ème Reich, en Lingua Tertii Imperii (LTI) , mais sans la connaissance intime de la langue allemande, que l'ensemble des judaïsmes de la Mitteleuropa avaient tous placée en position de langue supposée du savoir
( Wissenschaft - Judentumswissenshaft ) . Le texte est avant tout un objet littéraire. C'est d'abord un travail d'écrivain. L'habillage historique est quasiment sans faille, saturé par la masse documentaire ( à comparer, par exemple, au chapitre VII du livre de Raul Hilberg - La destruction des juifs d'Europe : Les opérations mobiles de tuerie - ) . L'histoire personnelle subjective de Max Aue, est fragmentée, dispersée à travers tout le livre. C'est le moteur du roman, branché directement sur l'inconscient de l'auteur et celui du lecteur. Les faits intimes sont contradictoires, changeants , rêvés , fantasmés, hallucinés, refoulés.
Ce roman est comme une tentative d'approche du Réel lacanien . La notion de « réel » a souvent été employée pour expliquer l'impossibilité d'expliquer . C'est un lieu symbolique où jamais aucun humain n'a, n'a eu, ni n'aura accès. C'est l'endroit où se trouvent archivés à foison tous les outils nécessaires à l'exercice de l'art. C'est la demeure des trois grands "A". L'Art, l'Autre et l'Amour. On y trouve en nombre infini, toutes les lettres nécessaires à l'écriture d'un roman… Plus vous en utilisez, plus il y en a ! ( d'aprés Charley Supper ).
Page de couverture Les Bienveillantes
Le titre : "les Bienveillantes" est un euphémisme. Les Erinyes, ou Euménides ("les Bienveillantes "), sont des déesses de la mythologie grecque ( Ici le cycle des Atrides, l'Orestie ) ( p 381 ) Elles sont persécutrices , vengeresses , hideuses. Appelées "Furies" par les romains, elles refusent les circonstances atténuantes et veillent à ce que la vengeance soit en définitive accomplie. Voir plus bas les références mythologiques. Le titre pressenti pour l' édition anglaise est " The Winkly Ones" . Celui pour la traduction allemande : "Die Wohlwollenden".
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