mardi, octobre 28, 2008

Louis Vuitton et les métamorphoses de la Corée


A l'espace culturel Louis Vuitton, les artistes coréens contemporains questionnent la permanence des formes.


Le thème de la métamorphose est un thème privilégié des arts plastiques, 10 fois, 100 fois traité en peinture (voir sur un sujet proche, les grotesques), et surtout au cinéma (qui lui rend son aspect dynamique, par exemple dans La mouche de Cronenberg : la métamorphose est un processus, le monstrueux un état). Cette fascination pour la métamorphose en art est naturelle : c'est évidemment l'occasion rêvée de se pencher sur la question des formes et des matières, leur consistance et leurs mutations.

Métamorphose et règnes de la nature

Attention toutefois : la métamorphose n'est pas une simple transformation. La métamorphose, chez Ovide, chez Kafka, dans l'âne d'or d'Apulée, c'est d'abord une façon d'interroger l'organisation de la nature, les frontières entre les grandes catégories de formes, et ce qui se produit quand on les mélange. Les frontières entre les règnes animal, végétal, minéral, deviennent instables, des dieux à figure humaine se changent en animaux, en fleurs, en rochers ; pour draguer Zeus prend la forme d'un taureau, d'une pluie d'or, d'un cygne. Dans la métamorphose, il n'est donc pas seulement question de "changer de forme", mais de questionner et d'éclairer les frontières entre les ordres, d'isoler des objets-limites, inter-règnes, des incongruités taxinomiques, d'opérer des allers et retours entre les catégories figées de l'existence. L'exposition récente Arcimboldo au Luxembourg avait déjà permis d'aborder ces collusions formelles.

C'est de ce type de va-et-vient entre les différentes registres de la réalité qu'il est question ici. En juxtaposant des images d'un même endroit mais issues de sources et d'époques variées, Yong Seok Oh crée des effets de télescopage saisissants. Sur la surface d'un écran, un paysage de campagne est reconstitué à partir d'une mosaïque de photos prises à cet endroit à des dizaines d'années d'écart : des jeunes gens debout sur l'herbe en 1960 tiennent une ombrelle et pourraient presque se retourner pour discuter avec d'autres assis pas très loin mais beaucoup plus tard. Ce dispositif en millefeuilles (photo ci-contre) fait directement écho à l'esthétique de la page web, constituée de dizaines de modules indépendants et montre ce que peut l'art numérique. Cette esthétique à la Minority Report poursuit le travail de remise en cause de la distinction classique entre les arts du temps et les arts de l'espace depuis Lessing : à la faveur d'une méta-métamorphose, les arts aussi s'interpénètrent. De même Hyunkoo Lee, avec sa mini galerie d'histoire naturelle des squelettes d'animaux de dessins animés (Dingo, Bugs Bunny) joue des interférences entre les ordres de la fiction et du réel, la science des fossiles et la BD.

La collusion plutôt que l'introspection

L'oeuvre qui ouvre l'exposition est paradoxalement le clou de la visite. Sans doute parce qu'elle s'impose par une véritable présence esthétique, tandis que les autres sont davantage tournées vers l'aspect conceptuel de la métamorphose (qui culmine avec The art of transforming de Beo Kim). Avec ses Translated vases, l'artiste Sookyung Yee récupère des morceaux cassés de vases de porcelaine et les ré-agence pour créer des formes quasi organiques, aux allures de bulles de savons, d'amas de globules ou de cellules. Certains groupes évoquent ces algues des mers du sud dont on ne saurait dire si ce sont des plantes à tiges ou des animaux à trompe. La métamorphose est une opération qui met bien en péril les agencements trop bien normés.













Voir également le bouquin fascinant de Peter S. Stevens, Les formes dans la nature, Seuil

Si la métamorphose est bien une réflexion sur l'identité, comme il est dit quelque part sur les cartels et dans la brochure, elle ne passe pas par l'introspection dans une quelconque "profondeur" de l'âme ou du corps (les squelettes de Bugs Bunny de Hyun koo Lee sont aussi une façon ironique de dénoncer par l'absurde l'illusion de l'intériorité : il n'y a rien sous la peau des personnages animés). C'est au contraire de l'extérieur, par la confrontation directe avec les formes voisines que l'on éclaire mieux les composantes de la sienne propre.

Il était naturel qu'un pays comme la Corée, divisé par une frontière intérieure qui le coupe en deux, mène ce type de réflexion avec une acuité et une sensibilité particulières.

Espace culturel Louis Vuitton, 60 rue de Bassano / 101 avenue des champs Elysées (demandez à prendre l'ascenseur sensoriel, et suggérez à l'hôtesse de faire silence). La vue sur les champs depuis la terrasse panoramique est un must.

lundi, octobre 27, 2008

Van Dyck portraitiste


Quelques-uns des plus beaux portraits de l'élève chéri de Rubens. L'occasion de se réconcilier avec le maître.














Le musée Jacquemart-André consacre jusqu'au 25 janvier 2009 une magnifique exposition aux portraits de Antoon Van Dyck (1599 - 1641), première à être entièrement consacrée à l'artiste en France.

Le visiteur pourra y admirer toute la subtilité de son art dans un exercice très spécial comme le portrait. Ce n'est pas tous les jours que l'on offre au public un panorama de 40 toiles d'une telle cohérence thématique. Le visiteur pourra aussi et surtout constater l'évolution de l'artiste sur plus de 20 ans, ce qui là non plus n'est pas commun.

Le Richard Avedon du XVIè siècle

Enfant prodige, peintre de génie, Van Dyck dynamite rapidement les poncifs de la tradition anversoise du portrait bourgeois. Préférant souligner l'intimité affective plutôt que la hiérarchie matrimoniale (Portrait de famille - Musée de l'hermitage), mettant l'accent sur la grandeur des poses, la supéririoité naturelle d'un regard ou d'un geste plutôt que sur le statut social d'une position (portrait d'homme, 1620-1621 - Musée Calouste Gulbenkian, Lisbonne), Van Dyck tourne le dos à l’austérité et l’impassibilité du confort petit bourgeois. En insistant sur l'intensité psychologique de ses personnages, le portrait de l'âme avant celui d'un décorum, Antoon van Dyck réalise peut-être en peinture ce qu'un artiste comme Richard Avedon réalisera dans la photographie de mode au XXème siècle.

S'il vivifie le portrait des puissants, Van Dyck élève aussi par un mouvement symétrique ses compagnons roturiers à la dignité des princes, en montrant que la noblesse est d'abord affaire de coeur, de volonté, de caractère, et non d'une accumulation de médailles et de richesses. Au coeur de cette conception de la noblesse, la notion de sprezzatura, cette désinvolture, ennemie de l'affectation, définie par Castiglione dans le livre du Courtisan comme la vertu aristocratique par excellence, et où l'art suprême consiste justement à se faire oublier jusqu'à sembler naturel.

"(…) pour toutes les choses humaines que l’on fait ou que l’on dit, il faut fuir autant qu’il est possible comme un écueil très acéré et dangereux, l’affectation, et, pour employer peut-être un mot nouveau, faire preuve en toute chose d’une certaine Sprezzatura, qui cache l’art et qui montre que ce que l’on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser. C’est de là, je crois que dérive surtout la grâce (…).”


Il y a donc une aristocratie véritable, celle du coeur et du mérite, celle des gestes et des regards. C'est celle-ci que Van Dyck choisit de souligner dans le portrait des nobles et de la cour sous la richesse du costume. C'est elle encore qu'il choisit de révéler chez ceux de ses amis roturiers qui ne peuvent arborer de costume d'apparat, ni se prévaloir du statut social des princes et des puissants.













Le parcours de l'exposition permet surtout de concevoir une évolution sensible de l'art du portrait vandyckien. Après avoir installé ses personnages dans des décors fictifs, parfois lourdement symboliques de la puissance ou de la vertu (draps, colonnes, ciels d'orage, etc), Van Dyck au fur et à mesure de ses travaux, et après son retour d'Italie, resserre considérablement sa palette chromatique, efface le décor et se concentre sur la figure centrale du personnage sur fond neutre, avec une sobriété et une intensité où percent nettement les leçons de Titien (ci-dessous le Portrait d'Isabelle d'Este). Les fonds se limitent à des aplats de couleurs sombres, qui libèrent un face-à-face saisissant avec le personnage. On a rarement vu regard plus saisissant de vérité que celui du portrait de Maria de Tassis, ou de la pose tout à la fois assurée et nonchalante des frères Wael. Les tableaux de la fin, consacrés à l'activité de portraitiste à la cour d'Angleterre, renouent avec l'aspect pompeux des permiers tableaux bourgeois, à la faveur de l'apparat politique.

Le couloir des dessins constitue l'autre originalité et l'agréable surprise de l'exposition. Depuis celle du British Museum consacrée aux dessins de Michel ange, on en avait pas vu d'aussi beaux. Beaucoup vienne d'ailleurs des collections britanniques.

Insensible à l'art de Rubens, à son cortège de nymphettes adipeuses et la glose ampoulée des critiques valorisant son éloge de la "chair", je n'aurais pas cru trouver chez Van Dyck de quoi satisfaire l'oeil. La dispersion de ses tableaux dans les collections des musées - en dehors peut-être du portrait de Charles Ier à la chasse - ne permettent d'ailleurs pas véritablement de se faire une idée suffisante de la cohérence et de l'intensité de son propos. Aussi faut-il remercier Jacquemart André de remédier à cet éclatement. Ceux qui n'auraient pas eu la chance d'une véritable rencontre avec l'oeuvre ne manqueront pas de s'y ruer, de préférence à l'heure du déjeuner, car ils ne seront pas les seuls. Rendez-vous sur le mini-site de l'exposition, également très réussi, pour y télécharger le podcast de la visite commentée.

Van Dyck, Musée Jacquemart André, jusqu'au 25 janvier 2009, Paris.

dimanche, octobre 19, 2008

Grammaire du design

Magnifique alphabet illustré du design de tous les temps.













La maison Phaidon a fait paraître en 2007 un magnifique coffret de 3 imposants volumes consacrés au 1000 objets devenus des "classiques" du design : inventaire illustré d'objets particulièrement aboutis et devenus cultes, possédant une valeur esthétique, restés inchangés depuis leur création, alliant design élégant à des matériaux innovants ou définis par leurs formes simples, équilibrées et pures. Cette encyclopédie est aujourd'hui proposé sous forme de petits fascicules avec Le Monde du week-end, ce qui accentue la dimension "manuel pratique "de l'ouvrage, et finalement "taschenise" un peu le volumineux livre d'art Phaidon.

Tourner les pages de ce livre, c'est entrer dans l'alphabet illustré des formes plastiques de notre quotidien, et retrouver dans leur forme originelle des éléments mille fois repris, combinés, imités, transformés depuis leur apparition. Et de même qu'il est satisfaisant pour l'esprit de comprendre l'origine des mots ou des formules idiomatiques que nous employons sans toujours y faire attention, cette gigantesque galerie du design est une occasion unique de décrypter les structures de notre environnement manufacturé. On y voit à l'état pur quelques-unes des formes fondatrices qui ont structurent aujourd'hui notre regard sur les chaises, les lampes, les voitures, les appareils électroménagers...













Dans ce domaine comme dans d'autres, nous sommes souvent déterminés à notre insu par des choses dont nous ignorons l'origine, et qui ont tellement imprégné la culture qu'elles semblent avoir toujours existé. Le célèbre transistor Sony TR 510 ou 610, dont on retrouve les formes jusque dans le très récent Ipod d'Apple, est un exemple de ces objets fondateurs. Illustration du célèbre adage asséné dans les classes de terminale : la pensée d'un philosophe inconnu peut déterminer la pensée même de ceux qui ne l'ont jamais lu. Autre façon de dire aussi que les objets manufacturés ne sont pas purement matériels, ils sont tout entier pétris d'imaginaire, d'histoire, d'intentions (voir ici pour une autre version de ce problème). Quelques heures dans cette magnifique anthologie suffisent pour en être définitivement convaincu.

Classiques Phaidon du design, 3 volumes, 2007, 150 euros, et en ce moment proposé en 20 volumes avec Le Monde du week-end.

mardi, octobre 07, 2008

Georges Rouault, peinture et méditation

La Pinacothèque de Paris offre jusqu'au 28 janvier un splendide voyage dans l'oeuvre du peintre Georges Rouault. En attendant Jackson Pollock, qui s'annonce superbe, on se promène ici au milieu de chefs-d'oeuvres d'une intensité rare. Paysages de montagne, figures de marcheurs, beaucoup de portraits, scènes de parade ou de cirque, beaucoup de scènes religieuses : il n'y a pas une salle de ce magnifique parcours qui n'ait sa toile maîtresse. A chaque fois, on est saisi devant la vigueur du trait, la force des couleurs. Entre le dessin d'enfant et l'extrême sophistication, on ne manquera pas ici l'occasion de (re)découvrir un artiste aussi attachant, exigeant, étonnant.

Plutôt qu'une approche chronologique qui aurait été un peu froide et scolaire, le musée a préféré un parcours thématique, où chaque section s'ouvre sur la relation du peintre avec un poète, artiste ou philosophe rencontré au hasard de la vie et chaque fois déterminant pour la trajectoire de l'oeuvre. Gustave Moreau le professeur, Matisse le camarade de classe et ami, les écrivains Léon Bloy et Suarès, Jacques Maritain le philosophe chrétien et bien évidemment Ambroise Vollard, le marchand.

Ce parti pris a l'avantage de redistribuer pas mal de cartes et de rendre visible combien de lignes parrallèles cohabitent au sein d'une vie, et concourrent ensemble à la constitution d'une oeuvre. On y retrouve du reste, et sans surprise, deux des sujets de préoccupation majeurs du curateur Marc Restellini : le goût de l'orient d'une part, l'anti-académisme d'autre part. Le cercle des amis sont Rouault sont autant de figures parias, d'écrivains méconnus, réprouvés, oubliés, évoluant en marge des conventions, disparus ou presque de la mémoire collective. Ce n'est pas le moindre intérêt de l'exposition de les faire revivre.

Autre curiosité : Georges Rouault, peintre méconnu en France (ce n'est pas qu'une figure de style, et de ce point de vue, la visibilité de cette expo souffrira sans doute de celle, massive, de Picasso au Grand Palais) est une immense star au Japon, qui abrite plusieurs musées spécialement dédiés à son oeuvre, dont celui du groupe pétrolier Idemitsu. L'un des enjeux de ce parcours consiste à comprendre les raisons de cette fascination orientale pour le peintre catholique français, a priori éloigné du patrimoine esthétique nippon.

La composition très graphique des tableaux de Rouault évoque d'abord la calligraphie, l'art de la belle écriture et de l'agencement des traits. L'important n'est pas ce que les lignes représentent, mais leur agencement sur la toile, le parcours qu'elles proposent à l'oeil, et finalement la méditation à laquelle elles invitent. C'est justement ce caractère méditatif de l'oeuvre qui fascine : les toiles de Rouault sont d'abord comme des supports de méditation et de contemplation. Et tandis que la critique artistique occidentale privilégie soit le rapport strictement esthétique à l'oeuvre, soit une vision intellectuelle ou iconographique (la tableau est un symbole de... il fait référence à... il raconte que...), l'amateur d'art japonais s'y plonge comme s'il contemplait une calligraphie, ou un rouleau d'ukiyo-e. Ce n'est pas dans l'apparence extérieure que réside l'intérêt de l'oeuvre, mais dans le voyage intérieur et le retour sur soi que l'oeuvre permet.

Cette dualité du rapport à l'oeuvre d'art est un élément absolument capital, que cette exposition rappelle à juste titre, et qu'on retrouve aussi dans l'évolution historique du rapport au texte écrit et à la lecture. L'époque contemporaine, essentiellement préoccupée de la dimension technique ou littéraire des textes, conçus comme des objets à manipuler, a oublié les pratiques médiévales de lecture, tournées vers le questionnement éthique. Dans son superbe livre sur les "Bilbiothèques Intérieures", Brian Stock a montré l'importance des pratiques méditatives de lecture et d’écriture pour la constitution du « moi ». Toute une tradition née d'Augustin considère le texte d'abord comme le support d'une méditation, l'occasion d'adopter une posture particulière (recueillement, silence). L'important n'est pas d'apprendre, d'être diverti ou surpris, mais de ruminer le texte.

C'est une si belle exposition que je dirai un autre jour ma désolation devant le piètre agencement de l'espace et de la déambulation, qui semble devenir une habitude, bien qu'elle ne semble pas dûe à l'espace, qui est de belle taille. Georges Rouault, 70 tableaux de la collection Idemitsu, à la Pinacothèque de Paris, jusqu’au 18 janvier.