Dans un article intitulé « L’occident, un monde clos sur lui-même » (Le Monde du 16 février), Jean-Claude Guillebaud analyse le front du refus qui se développe face aux valeurs occidentales. Il expose la vision d’un occident devenu arrogant, d’un libéralisme prisonnier de sa propre victoire, ayant cessé d’être un modèle pour le monde.
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L’occident serait en effet devenu infidèle à lui-même, en oubliant d’exercer vis-à-vis de son propre modèle cette faculté de critique qui le caractérise : « Notre siècle, s'exclamait jadis Emmanuel Kant, est le siècle propre de la critique à laquelle tout doit se soumettre. L'Occident, de ce point de vue, a bien rompu avec Kant. »
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Je ne sais pas si l’Occident a rompu avec Kant. Mais il n’est pas certain que l’Occident ait cessé de se critiquer lui-même. A bien des égards, il se critique d’ailleurs énormément, et le texte – critique – de M. Guillebaud en est déjà un exemple.
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Il suffit d’avoir passé 10 minutes dans le métro parisien pour prendre conscience du mouvement anti-pub qui vise la société de consommation, le capitalisme et le décervelage néo-libéral. Il suffit d’avoir écouté le débat sur le traité européen, pour réaliser à quel point le libéralisme lui-même, sinon la liberté, sont devenus l’injure suprême, dont nul n’ose plus se réclamer. Le mea culpa des ex-Empires européens sur la colonisation, l’esclavage, sont d’autres exemples d’une même lame de fond. Et la remise en cause de l’intervention irakienne, aux Etats-Unis ou en Europe montre à quel point la conscience occidentale est divisée. Sur tous ces points, l’esprit critique reste vivace et la modernité occidentale en prend quotidiennement pour son grade. Je ne crois pas que l’occident ait cessé de se questionner sur ses valeurs et ses dérives potentielles.
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Ce n’est pas tant la modernité, le libéralisme ou l’universalisme qui ont cessé d’être des modèles, que les puissances politiques qui s’en sont jusqu’ici – parfois abusivement – réclamé, pour servir leurs intérêts géostratégiques et commerciaux à court terme.
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L’enjeu est donc moins de ranimer une critique qui serait défaillante, que de faire en sorte qu’elle dissocie clairement ces deux niveaux, de peur que le rejet des options politiques d’un pays – objet d’un premier débat – n’entraîne automatiquement le rejet des valeurs de tolérance et de démocratie qui sont peu ou prou celles de la modernité occidentale – et qui méritent un deuxième débat à part entière. Ce dont nous avons besoin c'est d'une discipline de la raison, non de critique. C'est justement ce que voulait être la critique kantienne, conçue dès le départ comme discipline de la raison, car elle obéit ele-même à des règles et à une discipline. Si nous avons réellement rompu avec Kant, c'est moins en cessant de nous critiquer, qu'en continuant au contraire à le faire sans méthode.
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Ce qui est à peu près certain en tous les cas, c’est que nous touchons, selon toute vraisemblance, la fin d’un cycle historique. Au XVIè siècle les guerres de religion ont sonné le glas du projet collectif chrétien médiéval, au XXè siècle c’est le tour du projet collectif émancipateur des lumières de prendre du plomb dans l’aile. Depuis l’effet de serre, on se demande s’il fallait vraiment se rendre à tout prix « comme maître et possesseur de la nature ». Depuis la colonisation, l’esclavage, Auschwitz, l’occident se sent discrédité à ses propres yeux. On parle de post modernité, de fin des utopies, de trash attitude. Si l’occident est clos et souffre de quelque chose, ce n’est donc pas d’un excès de confiance, mais d’un doute général sur la possibilité de continuer le projet collectif de l’humanité sous sa forme actuelle. Les problèmes d’arrogance, d’esprit critique, de « chocs des civilisations », sont des épiphénomènes d’un mouvement historique plus large : l’esprit du monde, comme dit Hegel, a déjà migré. Espérons qu’il se mette en lieu sûr.
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