La récente exposition Bonnard (Musée d'art Moderne de la ville de Paris, février 2006) offre l'amorce d'une réflexion sur la fonction du cadre, et le jeu du peintre avec les limites ou les bords du panneau peint.
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Le cadre peut prendre plusieurs sens, et revêt plusieur fonctions. Le cadre d'un tableau sert d'abord à isoler le panneau peint de l'espace qui l'entoure, et désigne la surface encadrée comme un espace tout à fait "autre", d'une nature différente de la pièce ou du mur où elle est posée. Il y a une différence entre l'espace du tableau, diégétique, et l'espace du spectateur, qui regarde la toile dans un musée. Comme le souligne Baudelaire dans son poème du même nom : "un beau cadre ajoute à la peinture / (...) Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté / En l'isolant de l'immense nature".
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Mais il faut aussi compter avec les dimensions de la toile qui sont une limite naturelle au panneau, et avec le cadrage choisi par le peintre, qui organise la scène ou l'image que présentée. Le peintre a choisi de monter certaines choses plutôt que d'autres, et le cadrage délimite le champ de ce qui est visible et de ce qu'on ne voit pas, de ce qui est laissé hors champ.
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Il semble que Bonnard se soit servi des effets de cadrage pour remettre en cause (i) la distinction des espaces, mais aussi (ii) la démarcation entre le visible et l'invisible, entre ce qui est représenté dans le champ et ce qui se tient au dehors.
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Par exemple, Bonnard peint une fenêtre, une porte, un miroir. En peignant un deuxième cadre fictif à l'intérieur du cadre réel, le peintre met en abime sur la toile la relation du spectateur au tableau, et brouille la distinction de l'espace spectatoriel et de l'espace diégétique. Il suggère au spectateur qu'il se tient non plus "devant" la toile, mais près de la table devant la fenêtre, c'est-à-dire "dans" le tableau. Le tableau représente le seuil d'accès à un autre tableau et fait comme si le spectateur pouvait y pénétrer (Grande salle à manger sur le jardin, Guggenheim NY)
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Mais le peintre remet aussi en cause la démarcation entre ce qui est représenté et ce qui se tient "hors champ", entre le visible et l'invisible. Ce que l'on voit dans la toile renvoie à quelque chose qui se tient au dehors d'elle. Elle nous invite à pénéter un espèce qui nous décentre aussitôt sur le dehors (fenêtre ouverte sur l'extérieur, reflet dans un miroir, etc.)
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L'autoportait dans la glace du cabinet de toilette (Mnam - Centre Pompidou) construit la fiction d'un reflet qui renvoie au personnage situé hors champ (le peintre lui-même). Le cadrage fait comme si c'était le spectateur lui-même qui se tenait devant la glace, et joue sur la substition des espaces, un peu à la manière des Ménines de Velazquez. Dans la Cheminée (Collection particulière), la multiplication des miroirs diffracte l'image du modèle, mais en effaçant le reflet du peintre qui devrait aussi logiquement s'y trouver.
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En multipliant les reflets, les renvois, les jeux de miroir, les déplacements et les recadrages, le peintre nous invite à pénétrer un espace déserté où l'on a paradoxalement du mal à rendre compte de ce que l'on voit, où l'on a du mal à se situer, à distinguer le reflet de l'original. On voit ce que l'on ne devrait pas voir et qui se tient hors champ, on ne voit pas ce que l'on devrait voir.
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Il y a là quelque chose comme l'étonnement décrit par Raphaël Lellouche devant la télévision : "écartelé entre mes deux présences, entre ma présence physique et ma présence cognitive, où suis-je réellement ?"
Par ce jeu permanent de telescopages des espaces, de diffraction permanente, de reflets sauvages, les bases du visible sont moins assurées, moins tangibles, et la position du spectateur vacille un peu. Bientôt c'est le modèle lui-même qui subit la réfraction du visible, et finit par se dissoudre dans les reflets du bain, fragmenté par le miroitement des dalles de carrelage, jusqu'à se fondre preque totalement dans le décor (Nu dans le bain au petit chien, Pittsburg, Carnegie Museum of art).
vendredi, mars 03, 2006
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